Atterrir / Amerrir / Alunir / Apponter (2 de 3)

Comment dire et écrire « se poser quelque part »?

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Nous avons vu, dans le précédent billet, la différence de terminaison verbale – ou  suffixe – de ces quatre verbes. Nous allons, dans ce billet-ci, nous attarder aux particularités observées dans leur radical. L’examen de leur préfixe sera abordé dans le prochain billet.

RADICAL

Pour dire, de façon économique, qu’un engin volant se pose à un endroit donné, on a créé un verbe dont le radical rappelle l’endroit où l’action se passe : atTERRir, c’est se poser sur la Terre; aLUNir, c’est se poser sur la Lune; apPONTer, c’est se poser sur le pont d’un porte-avions. Jusque-là, tout va bien, mais aMERrir voudrait donc dire : se poser sur la mer. OUF! Il me semble que quelque chose ne va pas.

C’est en 1935, dans le Dict. de l’Acad. française (DAF, 8e éd.), qu’apparaît amerrir : « Reprendre contact avec la mer et par extension avec l’eau ». La lecture de cette définition me fait froncer les sourcils. La présence de par extension m’intrigue doublement : par sa présence immédiate dans le dictionnaire et par le terme auquel le sens est « extensionné », si vous me permettez ce néologisme de mon cru.

Normalement, la locution par extension apparaît dans un dictionnaire bien après celle du mot en question. C’est que les locuteurs ont pris l’habitude de lui donner un sens plus étendu que le sens originel, sens que le dictionnaire se fait un devoir de rapporter. Or, dans le cas d’amerrir, la locution se pointe dès l’inscription du verbe dans le DAF. Phénomène très inhabituel et difficilement explicable. Peut-être que les Académiciens se sont rendu compte de l’entorse que la présence du radical –mer faisait à l’histoire. En effet, il ne faut pas être ingénieur en aéronautique pour savoir que les premiers essais des hydravions (1) ne se sont pas déroulés en pleine mer; que la mer n’a jamais été le terrain de jeu idéal des hydravions. Aurait-on alors décidé d’ajouter d’emblée par extension pour sauver l’honneur?

Il n’y a pas que la présence de la locution qui me chicote, il y a aussi son emploi. J’ai appris, dans mes cours, que  par extension s’emploie pour dire que le terme en question s’applique à d’autres réalités que celle qui correspond à sa définition, mais qui se situe au même niveau. Prenons comme exemple le verbe accrocher. Au sens propre, il signifie : Retenir, arrêter par un crochet. Accrocher une embarcation au passage avec une gaffe. Mais par extension, il signifie : Heurter (un véhicule). Le camion a accroché une voiture. Il en est de même pour abattre : Faire tomber en donnant un coup mortel (abattre un chevreuil), mais, par anal. (2) on dit Abattre un avion. Et le terme auquel on étend le sens est généralement un autre spécifique, un terme de même niveau. Mais qu’a-t-on fait avec amerrir? On a fait l’inverse; on a étendu le sens à son hyperonyme, au mot qui sert à le définir. La mer n’est-elle pas une étendue d’eau, tout comme une rivière, un lac, un fleuve? « Extensionner » du particulier au générique est une façon de procéder pour le moins inhabituelle. J’irais jusqu’à dire inexplicable. D’ailleurs, le dictionnaire Quillet 1963 se déclare nettement contre cette extension. On y lit :  Par ext. mais à tort : se poser sur un lac, sur un fleuve.

Ce que l’Académie a fait, à la vitesse de l’éclair, pour amerrir – je parle ici de l’extension de sens – elle l’a fait, à une vitesse normale, pour atterrir. Il a fallu deux éditions du DAF pour que le sens de atterrir soit « extensionné ». En effet, dans la 8e édition (celle où est apparue l’acception d’atterrir dans le domaine aéronautique), ce verbe signifiait : Reprendre contact avec le sol. Et l’exemple fourni  Le ballon, l’avion a dû atterrir à cause de l’orage laisse clairement entendre que « sol » signifiait « terre ». Dans la 9e édition, on y apprend que, par extension, on peut dire Atterrir sur la Lune. À remarquer que lune est un autre spécifique (de même niveau que terre) et non un générique, ou hyperonyme.

Si l’on y regarde de près, on se rend compte que ce n’est pas atterrir qui a acquis un nouveau sens, mais plutôt sol. Au départ, ce mot désignait « partie superficielle de la croûte terrestre ». Puis, par extension, il en est venu à désigner la partie superficielle d’autre chose comme la Lune (sol lunaire), et, plus récemment encore la planète Mars (sol martien). Il y a donc effectivement eu extension de sens à d’autres spécifiques. Alors, lune devient, sans contrainte, un nouveau co-occurrent de atterrir, car l’engin se posait sur le sol lunaire et se poser sur le sol se dit atterrir. Autrement dit, c’est par ricochet que atterrir sur la lune est dit « par extension ». Le cas d’amerrir est différent : mer n’a jamais acquis, comme sol l’a fait, un sens différent. En termes d’hydrologie, mer n’a jamais signifié autre chose qu’une vaste étendue d’eau salée (je ne parle évidemment pas ici de sens figurés). Dans ce cas-ci, c’est vraiment le verbe qui acquiert un nouveau sens.

Si l’Académie a décidé d’utiliser – ou de reconnaître – ce radical, c’est peut-être qu’elle n’en a trouvé aucun autre, aussi pratique, aussi facilement utilisable, pour décrire l’action en question (3). Si vraiment tel est le cas, pourquoi ne pas le dire tout simplement, plutôt que de parler d’extension? Mer ne peut signifier par extension ce qu’il désigne déjà au départ, à savoir une étendue d’eau. Cela tombe sous le sens.

Autre particularité de amerRir

Vous l’aurez sans doute remarqué, il y a dans amerRir une lettre qui ne fait partie ni du radical ni du suffixe. Je parle du deuxième « r ». Qu’a donc de si spécial le radical –mer–, que n’a pas –terr–, ni –lun–, ni –pont–, pour voir doubler sa dernière consonne? Pourquoi ne pas s’être contenté tout simplement d’ajouter le suffixe verbal, comme on l’a fait pour les trois autres verbes?

Cette bizarrerie a été relevée voilà de cela bien des lunes. On s’entend pour dire que la graphie (4) correcte serait amérir, mais qu’il faut écrire amerrir. Et l’explication fournie, que ce soit par le Thomas, le Colin, le Girodet, le Hanse, le Petit Robert, le Quillet, me semble manquer de sérieux : double r, d’après atterrir. Ce n’est pas parce que atterrir a deux « r » que amerrir doit en avoir autant : TERRE s’écrit déjà avec deux « r », mais pas MER. J’ai nettement l’impression, à tort ou à raison, que l’on cherche, à tout prix, à justifier a posteriori une incongruité orthographique. Ou on se rabat sur cette explication, à défaut d’une autre plus logique. Pourtant…

Pourtant, une particularité phonétique du français peut facilement être invoquée pour expliquer ce doublement du « r » dans amerrir. Mais encore faut-il la connaître (5). Ce doublement se justifie par le changement de prononciation du radical –mer–  qu’entraînerait son omission. Il s’agit bien sûr de la mer (e ouvert) et non de la mér (e fermé). Le problème ne se pose pas dans le cas de terre, car le e de terr est déjà un e ouvert. En français, tout e suivi de deux consonnes (ou d’un x) se prononce è, sans qu’il faille y mettre d’accent grave. Ce qui arrive à terre arrive aussi à Examen, adrEsse, pEnne, Elle, équErre, etc. Alors le doublement du r a pour effet de garder intacte la prononciation du mot mer. Voilà certes une justification plus rationnelle, mais plus longue à présenter que « par analogie avec » et moins sibylline, moins hermétique que : « à la prononciation de mer » qu’utilise Hanse (6). Est-ce vraiment la bonne raison? Je ne saurais dire. Mais elle a au moins l’avantage de ne pas être sortie du chapeau du magicien.

Cette particularité  orthographique – le doublement du « r » – n’a jamais été contestée. Elle n’a été que constatée et expliquée bizarrement par l’analogie. Mais il en a été tout autrement pour les verbes atterrer et atterrir. Il y a eu plus que contestation, il y a eu condamnation.

  • Dans son Dictionaire critique de la langue française, publié en 1787-88, Féraud (7) condamne attérer. Selon lui, il faut écrire soit atterrer, soit aterrer, parce que terre s’écrit avec deux r. (Nous reviendrons sur le doublement du t, dans le prochain billet).
  • Le Littré (1872-1877) note que l’Académie accepte atterrer et attérer, mais il condamne cette dernière graphie, « car terre étant le radical, c’est introduire une anomalie qui déroute ».
  • Dans le DAF (6e éd., 1832), l’Académie note que certains auteurs écrivent attérir au lieu d’atterrir, que « quelques-uns écrivent attérer ». Mais elle ne formule aucune condamnation. Elle se contente d’en faire le constat. Cinquante ans plus tard, Littré, lui, condamne attérir pour la même raison qu’il condamne attérer. Le point de vue de Féraud, endossé par Littré, a prévalu. Aujourd’hui, la graphie admise est atterrer.

Bref, le radical –mer ne s’expliquerait pas autrement que par l’impossibilité de trouver un autre radical aussi pratique, car la « mer » n’a rien à voir avec les hydravions. Quant au doublement du « r », la justification couramment fournie – par « analogie » avec atterrir – semble manquer de profondeur. À un esprit critique du moins.

À SUIVRE

 Maurice Rouleau

(1)    « Le premier hydravion fut un simple planeur muni de flotteurs que Gabriel Voisin et Archdeacon firent décoller, en 1907, en le faisant remorquer sur la Seine par un canot automobile. Les premiers hydravions à moteur ne firent leur apparition que trois ans plus tard… » (Universalis)

(2)    La distinction entre par analogie et par extension est parfois assez mince. Le DAF (8e éd., 1935) les dit même parfois synonymes  :  « Dans L’éclat de la lumière, le mot éclat est employé au propre; dans L’éclat de la vertu, le mot éclat a un sens figuré; mais dans L’éclat du son, c’est par extension que le mot éclat est transporté, du sens de la vue, auquel il est propre, au sens de l’ouïe, auquel il n’appartient qu’improprement. On dit quelquefois, dans une acception analogue. Ce sens est une extension, n’est qu’une extension de tel autre sens. »

(3)    Le Quillet 1963 avait beau dire qu’on l’utilisait à tort pour dire « se poser sur un lac, sur un fleuve », les locuteurs n’avaient pas d’autre verbe à utiliser.

(4)    Comment peut-on parler de bonne ou de mauvaise orthographe, quand orthographe veut dire : façon correcte d’écrire? Je lui préfère graphie, qui peut être dite bonne ou mauvaise. Parler de Rectifications orthographiques, comme certains le font présentement,  choque mon entendement.

(5)    J’ai un jour sauvé la vie d’une jeune Italienne en lui apprenant cette particularité. Elle voulait abandonner ses études en traduction. Elle était au désespoir, ne sachant jamais s’il fallait mettre un accent grave sur un e autrement qu’en consultant son dictionnaire. Et elle en avait marre…  « C’est tellement plus simple en italien », me dit-elle. Je l’ai crue sur parole, ne parlant pas italien.

(6)    Hanse est le seul à y faire allusion, mais en termes plutôt sibyllins : « Les deux r (aussi dans amerrissage) sont dus à l’influence d’atterrir et à la prononciation de mer. »

(7)    [Le Rich. Port. écrit attérer; M. l’Ab. Grosier aussi: attérer, il attère, mais tant qu’on écrira terre, avec deux r, il faudra écrire atterrer ou aterrer. On ne prononce pourtant qu’une r, quoiqu’on en écrive deux, atérer, il atère: 2e è moy. long au 2d. r forte. V. ATTÉRAGE.]

P.-S. –  Dans le troisième et dernier billet de cette série, j’examinerai la différence dans les préfixes des verbes en question.

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