Frénésie / Phrénésie; Paraphe / Parafe…

Frénésie! Pourquoi pas phrénésie?…

Parafe! Pourquoi pas paraphe?…

La Nouvelle Orthographe y est-elle pour quelque chose?

Comment réagiriez-vous si, au hasard de vos lectures, vous tombiez sur la phrase suivante : « Je me suis remis à travailler sur ce meuble avec phrénésie »?

Je suis certain qu’en tant que francophone de naissance vous y verriez une grosse « faute » dite d’orthographe. Et qu’en tant que réviseur, votre sang ne ferait qu’un tour. Vous vous saisiriez immédiatement de votre crayon rouge, arme de prédilection quand vient le temps de rappeler à l’ordre tout rédacteur pris en flagrant délit.

Et votre réaction s’expliquerait facilement : vous n’avez jamais vu ce mot écrit de cette façon. Cette graphie ne peut donc être que « fautive ». C’est du moins ce que vous pensez. Tout comme moi d’ailleurs. Du moins jusqu’à ce que je me pose la question et que l’envie d’en savoir plus ne devienne irrésistible. D’où ce billet.

Pour vous conforter dans votre croyance, vous pourriez appeler à la barre le Petit Robert, qui n’a jamais écrit ce mot autrement qu’avec un F (frénésie). Et si ce que dit le Petit Robert ne vous suffit pas, vous pourriez vous réclamer de l’Académie française, qui, elle aussi, depuis 1694, année de parution de la 1ère édition de son dictionnaire, l’écrit avec un f (Voir ICI.)

Pourquoi alors, direz-vous, soulever la question de cette graphie (phrénésie), si cette dernière ne figure à la nomenclature d’aucun dictionnaire, et ce, depuis 1694? Question fort pertinente, je vous le concède.

Ouvrons ici une parenthèse.

Dire qu’un mot ne figure pas à la nomenclature d’un dictionnaire ne signifie pas qu’il en est totalement absent. Cela veut simplement dire que ce mot ne fait pas l’objet d’un article distinct. Il pourrait fort bien se retrouver soit dans le corps d’un autre article, soit à l’endroit où l’on irait naturellement le chercher (les mots sont classés par ordre alphabétique), mais, le cas échéant, le lecteur sera renvoyé au mot où se trouve sa définition. Par ex. dans la 1ère édition du DAF : PHRÉNÉSIE. Voyez Frénésie.

Un tel renvoi laisse clairement entendre que ce mot s’est déjà écrit phrénésie, mais qu’il ne s’écrit plus ainsi; que frénésie est la « bonne » façon d’écrire ce mot, puisque c’est là qu’on trouve sa définition. D’ailleurs les Académiciens, dans les 2e et 3e éditions de leur dictionnaire (DAF), à l’entrée frenesie (les accents viendront plus tard), le disent très clairement : « Quelques-uns escrivent encore Phrenesie. » Pourquoi la majorité des gens ont-ils remplacé son ph par un f? Euh!…

Clairement, en 1694, l’emploi de phrénésie est déjà en perte de vitesse. Malgré cela, ce renvoi de phrénésie à frénésie, on le rencontrera jusqu’en 1878, année de parution de la 7e édition du DAF. C’est dire que, durant près de 2 siècles, les Académiciens ont reconnu la graphie phrénésie comme non « fautive ». Ce n’est qu’à partir de 1935 (année de parution de la 8e éd. du DAF) qu’ils la feront disparaître à tout jamais de leur dictionnaire. Sa mort (ou sortie, reconnue par les régents, de l’usage d’un mot) a tardé à venir. Preuve que, durant tout ce temps, la forme phrénésie ne dérangeait vraiment pas les régents.

Une seule conclusion s’impose — et Ngram Viewer le confirme — : la graphie phrénésie ne s’utilise plus depuis près d’un siècle.

La question en titre serait donc très malvenue.

Fermons la parenthèse.

Si la question en titre n’a plus sa raison d’être, pourquoi la poser, direz-vous? J’y vois deux raisons, qui s’entremêlent. Il y a d’abord ce que dit Le Petit Robert, puis ce que dit la Nouvelle Orthographe. Je m’explique.

  • Ce que dit Le Petit Robert

Ce dictionnaire est l’un des rares, pour ne pas dire le seul, à fournir des informations sur l’origine, ou l’étymologie, de chaque mot défini. À l’entrée frénésie par exemple, on peut lire :

étym. 1544; « délire » début xiiielatin, du grec phrenêsis, de phrên « esprit »

L’utilisateur de ce dictionnaire ne lit que très rarement, pour ne pas dire jamais, ces informations. — C’est ce que tous mes étudiants répondaient quand je leur posais la question. — Et ce, pour une raison fort simple : on ne lui avait jamais appris à en extraire la substantifique moelle, comme disait Rabelais. Et il ne s’en portait pas plus mal! Autrement dit, lui, n’a pas besoin qu’on lui apprenne à bien lire son dictionnaire. Lui, sait lire, du moins le croit-il (Voir ICI.) Comme si la seule compétence requise pour en faire « bon » usage était de connaître l’ordre des lettres de l’alphabet! Étant donné qu’il ne consulte généralement son dictionnaire que pour y chercher le sens d’un mot, son genre, la confirmation de sa graphie ou encore quelques exemples d’emploi, il n’a que faire de son étymologie.

Il faut dire à la décharge du lecteur moyen que le Petit Robert, malgré sa bonne volonté, ne l’aide vraiment pas. En effet, si vous avez une version électronique de ce dictionnaire et que vous placez le curseur sur 1544, vous voyez apparaître [Datation : date à laquelle le mot, le sens ou l’emploi a été attesté]. Cela signifie que le document le plus ancien où ce mot a été relevé date de 1544. Soit. Si, maintenant, vous déplacez le curseur sur début XIIIe, vous ne pourrez qu’être étonné : vous voyez apparaître la même information, à savoir [Datation : date à laquelle le mot, le sens ou l’emploi a été attesté]. Euh!… C’est dans un document du début du XIIIe ou du milieu du XVIe siècle que ce mot a été repéré pour la première fois? Mystère et boule de gomme. Et si vous cliquez sur chacune de ces dates, vous êtes transporté, par la magie de l’informatique, à la section « Correspondances des principales datations de mots ». Encore là, vous vous retrouvez Gros-Jean comme devant, car ni 1544, ni début XIIIe n’y figurent. L’utilisateur moyen est donc en droit de s’interroger sur la pertinence de ces données étymologiques. Après une ou deux tentatives aussi infructueuses, il en conclut, peut-être trop rapidement, que ces données ne lui sont d’aucune utilité. Alors pourquoi s’y arrêter?… Passons vite au corps de l’article.

Étant donné que le Petit Robert est un dictionnaire de langue générale et non un dictionnaire étymologique, ce qu’il nous dit de l’étymologie d’un mot ne peut être qu’un abrégé de ce qu’on en sait. Et dans un abrégé, il y a beaucoup de vides à combler. (Voir ICI.) D’où la difficulté, pour un néophyte, d’en saisir toute la pertinence.

Fort heureusement, le reste des données étymologiques que nous fournit le Petit Robert est plus accessible. Tout lecteur, un tant soit peu curieux, y apprendra que frénésie vient du latin, qui l’a emprunté au grec phrenêsis, lui-même un dérivé de phrên, qui signifie « esprit ». L’essentiel semble y être.

Fort de ces connaissances, ce même lecteur, toujours aussi curieux, serait en droit de se demander pourquoi frénésie s’écrit avec un f si son étymon [forme attestée ou reconstituée dont on fait dériver un mot] s’écrit avec un ph. Plus fondamentalement, il pourrait se demander quel rôle joue réellement l’étymologie dans la graphie d’un mot pour qu’on veuille l’en informer. (Voir ICI.)

Si ce rôle est négligeable ou obscur, le lecteur n’a que faire de son étymologie. Mais si ce rôle est important, il s’attendrait à ce que la Nouvelle Orthographe ait recommandé la rectification de sa graphie. C’est le mandat qui lui avait été confié. Mais tel n’est pas le cas, contrairement à ce qu’elle a fait subir à nénuphar. Ce dernier doit dorénavant s’écrire nénufar (nous y reviendrons bientôt). Serait-ce que la graphie frénésie est si vieille que cette particularité, cette irrégularité, cette incongruité « orthographique » [un f au lieu d’un ph] est, comme on dit couramment, passée sous le radar des régents? Fort probablement. Pourtant, elle avait déjà été signalée. Depuis trop longtemps, sans doute.

En effet, en 1787, l’abbé Féraud s’en étonnait dans son Dictionaire [sic] critique de la langue française. Et, du même souffle, il la justifiait :

FRÉNÉSIE, s. f. FRÉNÉTIQUE, adj. […] L’étymologie demanderait que ces deux mots s’écrivissent avec ph: mais l’usage le plus général est de les écrire avec une f, et l’Acad. a préféré cette ortographe. Richelet met les deux, frénésie ou phrénésie, et Trév. aussi.

Voici ce qu’il faut en comprendre : Féraud s’étonne qu’étant donné son étymologie, ce nom, tout comme l’adjectif correspondant, ne s’écrive pas avec ph [seuls les mots d’origine grecque peuvent s’écrire ainsi]. S’il ne s’écrit pas ainsi, c’est, nous dit-il, parce que les gens ont pris l’habitude de l’écrire avec un f. Et que l’Académie, fidèle à sa mission : « Dire l’usage » (1), n’avait d’autre choix que d’accorder sa préférence à cette forme graphique. Et ce, même si Pierre Richelet, dans son dictionnaire, et les Jésuites, dans le leur, mieux connu sous le nom de Dictionnaire de Trévoux, admettent les deux formes. Seule l’Académie a droit de vie ou de mort sur l’usage!

La graphie de ce mot semble donc, dès lors, fixée à tout jamais, car « l’Académie a préféré cette ortographe ». De fait, l’Académie n’a officiellement tranché en faveur de frénésie qu’en 1935 (DAF, 8e édition). C’est alors, nous l’avons déjà dit, qu’elle a définitivement fait disparaître phrénésie de son dictionnaire. Seule la graphie frénésie y est dorénavant admise. Utiliser l’autre devient, par le fait même, une « faute ».

Sauf que, en 1990, le Conseil supérieur de la langue française est venu, sans le vouloir et sans le savoir, c’est-à-dire de façon bien indirecte, jouer le trouble-fête. Je m’explique.

2) Ce que dit la Nouvelle Orthographe

En décembre 1990, dans le Journal officiel de la République française (Documents administratifs), paraît un document intitulé Les rectifications de l’orthographe. Ce rapport, mieux connu de nos jours sous le nom de Nouvelle Orthographe, détaille les rectifications orthographiques recommandées par le Conseil supérieur de la langue française, qui, pour ce faire, s’est fait aider par des experts en la matière. Michel Rocard, alors premier ministre, lui en avait donné le mandat. Il voulait que l’on mette de l’ordre dans la langue. Selon lui, son apprentissage devait être simplifié. Il y avait trop d’anomalies, d’exceptions, d’irrégularités. Elles devaient être éliminées pour que l’apprentissage de la langue française soit moins compliqué. Et c’est à cette tâche que s’est alors consacré le Conseil supérieur.

En 2004, le RENOUVO (seau pour la NOUVelle Orthographe du français), qui regroupe des représentants de la France, de la Belgique, de la Suisse et du Québec, décide de présenter ces recommandations [qu’il a étrangement appelées Règles] d’une façon plus conviviale, plus pédagogique, pourrait-on dire. Il les a regroupées en 7 règles (identifiées de A à G), qu’il a subdivisées au besoin.

La « règle » F ne fait qu’énumérer des ANOMALIES, dont certaines (règle F-2) doivent être supprimées. Par exemple, asseoir s’écrira dorénavant assoir; eczémaexéma; nénupharnénufar; oignonognon. Ainsi en a décidé le Conseil supérieur. Et le premier ministre Rocard s’en est dit très satisfait. Parmi les exemples cités, celui qui retient tout particulièrement mon attention est nénuPHar qui devra dorénavant s’écrire nénufar. Je me suis déjà longuement penché sur ce cas particulier. Voir ICI.

Le parallèle entre le changement de graphie de ce mot (nénupharnénufar) et celui dont il est question dans le présent billet (phrénésiefrénésie) ne vous a pas échappé, j’en suis sûr.  

L’argument avancé pour justifier la « rectification » de nénuphar en nénufar est qu’il faut « réconcilier [ce mot] avec ses origines, par respect de son étymologie. » Autrement dit, nénuphar doit perdre son ph au profit d’un f, parce que seuls les mots d’origine grecque peuvent s’écrire avec ph. Et nénuphar n’a rien de grec. J’en conclus que le respect de l’étymologie est une « valeur sûre » quand vient le temps de parler de l’« orthographe » d’un mot. Sinon, on n’en ferait pas tout un plat.

Si tel est le cas, comment expliquer que frénésie ne s’écrive pas phrénésie? Contrairement à nénuphar, frénésie a pourtant tout du grec. La présence d’un ph n’aurait donc rien d’anormal, de répréhensible. J’irais même jusqu’à dire qu’elle s’impose d’elle-même. Par respect de son étymologie, pourrait-on ajouter.

Pourquoi les membres du Conseil supérieur — appelons-les les experts —, recourent-ils à l’étymologie dans un cas et s’en contrefoutent-ils totalement dans un autre qui ressemble étrangement au premier? N’y a-t-il pas là un manque flagrant de cohérence? Selon moi, oui. Mais clairement les experts ne le voient pas du même œil. Ou ne l’ont tout simplement pas vu.

Leur manque d’intervention (le maintien de la graphie frénésie avec f) me laisse à penser qu’ils n’ont pas vu que la graphie du mot frénésie fait bande à part; qu’elle est une exception qui aurait dû être rectifiée pour que l’apprentissage du français soit moins compliqué. N’était-ce pas le mandat que leur avait confié Michel Rocard?…

S’ils ne l’ont pas vu, c’est qu’ils se sont limités au cas au lieu d’envisager le problème dans son ensemble. Manque de perspective?… Je serais porté à le penser.

Ce qu’ils n’ont pas vu, mais qu’ils auraient dû voir, c’est que, même si schizophrénie partage avec frénésie une partie de son origine (les deux mots viennent du grec phrên « esprit »), leur graphie ne le laisse pas voir. Ces deux mots peuvent difficilement être reconnus pour ce qu’ils sont : de proches parents. La graphie de l’un respecte son étymologie; celle de l’autre, pas.

Et une recherche rapide dans le Petit Robert leur aurait permis non seulement de dénicher d’autres mots dont la graphie respecte leur étymologie (2), mais aussi —et surtout — de prendre conscience que la forme frénésie est « exceptionnelle », au sens premier du terme. C’est le seul mot dérivé de phrên qui s’écrit avec un f! Et cette exception, au lieu d’être corrigée, est maintenue. Pourtant le mandat qu’avaient reçu les experts était de faire disparaître les exceptions. Celle-là aurait-elle échappé à leur vigilance? Peut-être que oui, peut-être que non. Tout dépend de la façon dont ils ont compris le mandat que Michel Rocard leur avait confié. En ne cherchant que les mots qui, sans avoir d’origine grecque, s’écrivent avec ph, ils ont peut-être raison de dire de nénuphar : « C’est le seul mot avec ph qui est touché par la rectification de la règle F-2. » Mais leur mandat n’excluait pourtant pas la recherche de mots d’origine grecque qui, comme frénésie, s’écrivaient avec un f plutôt qu’avec un ph, comme leur étymologie le réclamerait! Mais les experts n’ont regardé qu’un côté de la médaille. Ils n’ont sans doute jamais pensé qu’il pouvait y avoir des mots présentant des « irrégularités, des anomalies » où la « rectification » consisterait à faire l’inverse, i.e. à changer un f en ph, par respect pour leur étymologie. Le caractère unique que pourrait présenter le cas de frénésie et qui amènerait les experts à vouloir corriger cette anomalie « orthographique » ressemble étrangement à celui de nénuphar, dont on a pourtant changé la graphie. Deux poids, deux mesures ou Un travail mal ficelé? À vous de choisir.

Que dire de paraphe et parafe?

La Nouvelle Orthographe a décidé que ce mot s’écrirait dorénavant  parafe et non plus paraphe. Pour quelle raison, croyez-vous? « Par respect de son étymologie », comme dans le cas de nénufar? Ou, à l’encontre de son étymologie, comme dans le cas de frénésie? Étrangement… ni l’une ni l’autre.

Voyons d’abord quelle est son étymologie.

Le Petit Robert et le Larousse en ligne s’entendent pour dire que ce mot vient du latin médiéval paraphus, altération du bas latin paragraphus, qui, lui, tire son origine du mot grec paragraphos.  

Étant donné que ce mot est d’origine grecque — il semble y avoir unanimité sur le sujet —, sa graphie avec ph serait donc justifiée. La graphie parafe, elle, irait à l’encontre de son étymologie et, par conséquent, devrait être rectifiée. C’est pourtant celle que recommande la Nouvelle Orthographe! Soit.

Mais, en toute logique, on devrait s’attendre à ce que les autres mots de la même famille (p. ex. autographe, bibliographie, graphite, hagiographe) s’écrivent dorénavant eux aussi avec un f. Mais tel n’est pas le cas. Seul paraphe voit sa graphie rectifiée! Son étymologie ne joue pas en sa faveur. Pourquoi donc?… Allez savoir.

Voyons maintenant comment ce mot s’est écrit au fil du temps

Un rapide coup d’œil dans différents dictionnaires nous fait voir que les deux graphies (parafe et paraphe) existent depuis longtemps, mais qu’elles n’y sont pas toujours présentées de la même façon. En fait, on peut dire, sans risque de se tromper, qu’on y trouve un peu de tout.

Il arrive que parafe soit la seule graphie admise. Il arrive aussi que ce soit uniquement paraphe. J’ai également trouvé les deux graphies en entrée double, mais pas toujours dans le même ordre : tantôt « parafe ou paraphe », tantôt « paraphe ou parafe ». C’est dire que l’USAGE, ce souverain maître auquel sont censés obéir les lexicographes, tant anciens que modernes, a changé au fil du temps. Et qu’étonnamment cet USAGE varie selon le dictionnaire, ou l’édition du dictionnaire, consulté!

Qu’en dit p. ex. le Petit Robert?

Dans le cas de ce dictionnaire, la période couverte va de 1967 à aujourd’hui. Voici ce qu’on trouve en entrée dans ses différentes éditions :

  • 1967 → 1992 : parafe ou paraphe
  • 1993 → 2001 : paraphe var. parafe
  • 2010 → …   :  paraphe ou parafe

Il ne faut pas être fin limier pour voir la valse-hésitation qu’exécute l’USAGE durant ce demi-siècle. Même si les deux graphies, ou variantes orthographiques, sont toujours présentées en entrée double, elles ne disent pas exactement la même chose. D’autant plus qu’entre ces deux graphies on trouve tantôt la conjonction ou, tantôt le mot variante sous sa forme abrégée, var.

Pour bien interpréter ces différences de présentation, il faut avoir lu les pages liminaires du dictionnaire, là où l’on trouve les principes que doit respecter le lexicographe chargé de la rédaction ou de la révision d’un article. Voici les principes en question :

– « Si deux formes graphiques sont courantes [i.e. utilisées habituellement], elles figurent à la nomenclature en entrée double » [p. ex. parafe ou paraphe].

Dans cette présentation, la première forme indiquée est celle que le lexicographe préfère. C’est dire que, de 1967 à 1992, des deux graphies couramment utilisées, c’était la forme parafe, qui idéalement devait être utilisée, puisque c’est celle que préférait le lexicographe. Le lexicographe… et non pas l’USAGE! — Façon détournée d’orienter l’usage plutôt que de le décrire! Façon qui sent la subjectivité à plein nez, vous en conviendrez. — Mais, de 2010 (peut-être même avant) jusqu’à aujourd’hui, la préférence du lexicographe n’est plus la même : c’est dorénavant sur paraphe que le lexicographe jette son dévolu. Allez savoir pourquoi… Est-ce le même lexicographe qui a rédigé l’article en 1967 et qui l’a révisé en 2010?… L’histoire ne le dit pas, mais la question se pose, vous en conviendrez.

– « Si une forme graphique est actuellement plus fréquente que la seconde qui a la même prononciation, cette dernière est accompagnée de var. »

Et c’est précisément ce qu’on observe de 1993 à 2001 : paraphe var. parafe.

C’est dire qu’en l’espace d’un an (de 1992 à 1993) la forme graphique paraphe est passée de forme couramment utilisée mais non préférée par le lexicographe à forme la plus fréquemment utilisée. Un changement assez brusque, vous en conviendrez. C’est aussi dire qu’à partir de 2010 (peut-être même avant) la forme parafe est redevenue aussi courante que l’autre [la conjonction ou est réapparue, sans crier gare, entre les deux formes graphiques], mais que le lexicographe, cette fois-ci, lui préfère paraphe et non plus parafe comme entre 1967 et 1992. Le lexicographe… et non pas l’USAGE!

Comment s’y est-on pris pour établir un tel changement d’USAGE en un si court laps de temps? Le lexicographe s’est-il fié à son pif, à son oreille?… Certainement pas, direz-vous. Mais il semble bien que tel soit le cas. Si l’on en croit ce que Mme Josette Rey-Debove disait en 1993 (3). Et je n’ai aucune raison de mettre sa parole en doute.

Qu’en dit le DAF (Dictionnaire de l’Académie Française)?

Dans ce cas-ci, la période couverte est beaucoup plus longue; elle va de 1694 à aujourd’hui. Ce dictionnaire a connu 9 éditions (la dernière étant en cours de rédaction depuis 1985). Voici, dans chacune d’elles, sous quelle entrée se trouve la définition de ce mot :

DAF 1                    parafe

DAF 2-7                parafe ou paraphe

DAF 8                    paraphe  [À la fin de l’article, on trouve  : « On écrit aussi Parafe. »]

DAF 9                    paraphe  [À la fin de l’article, on trouve : « (On a écrit aussi parfois Parafe.) »]

Tout comme dans le Petit Robert, la présentation de ce mot y varie au fil du temps.

  • Dans le 1ère éd. (1694), la seule forme répertoriée est parafe.
  • Dans la 9e éd. (1985-…), la seule forme répertoriée est devenue paraphe. La forme parafe avec un renvoi à paraphe n’y figure même plus.
  • Dans les éditions intermédiaires, on trouve les deux graphies, pas nécessairement en entrée double,mais elles ne sont pas présentées de la même façon.
  • Dans la 2e éd. (1718), on voit apparaître paraphe, en deuxième entrée, précédée de la conjonction ou (parafe ou paraphe). Et ce, jusque dans la 7e éd., publiée en 1878.
  • Dans la 8e éd. (1935), paraphe prend, pour ainsi dire, du galon. C’est maintenant sous cette entrée (simple et non plus double) que ce mot se trouve défini. La forme parafe a, quant à elle, perdu du galon. On ne la trouve qu’à la fin de l’article : On écrit aussi Parafe. Sans plus. L’utilisation de l’indicatif présent (on écrit) nous dit, sans le dire carrément, que ce mot est toujours utilisé mais moins qu’auparavant. Le mot parafe, on le trouve également à sa place dans l’ordre alphabétique des mots, mais on renvoie le lecteur à paraphe, là où se trouve maintenant sa définition. Comme si les Immortels voulaient redonner à ce fier descendant de paraphus ses lettres de noblesse, qu’il tient de son étymologie!
  • Dans la 9e éd. (1985-…), le sort de parafe en est jeté. On ne trouve plus aucune trace de parafe. Sauf à la fin de l’article paraphe, où il est écrit, cette fois entre parenthèses : (On a écrit aussi parfois parafe). À remarquer qu’on a utilisé le passé composé (on a écrit) et non plus l’indicatif présent. Sans oublier la présence de l’adverbe parfois, qui me paraît plutôt inappropriée. La forme parafe a été la seule et unique forme approuvée par les Académiciens, de 1694 à 1878. C’est du moins la lecture que je fais de cet extrait de la préface du DAF (3e éd.) :

Si dans le Dictionnaire le même mot se trouve écrit de deux manières différentes, malgré l’attention qu’on a eue à prévenir cet inconvénient, l’Académie déclare, que la seule manière qu’elle aprouve [sic], est celle dont le mot est écrit en lettres Capitales, au commencement de son article.

De 1694 (DAF, 1ière éd.) à 1878 (DAF, 7e éd.), le mot au commencement de l’article a toujours été parafe! Durant près de deux siècles! Et on ose dire parfois! Il y a assurément quelque chose qui m’échappe… mais quoi?

Que disent les experts?

Ces auteurs de la Nouvelle Orthographe veulent que ce mot s’écrive dorénavant parafe et non plus paraphe. Les experts justifient leur recommandation en invoquant la « règle » G-16, qu’ils ont eux-mêmes concoctée. Cette règle impose de :

Donner la préférence, lorsque la prononciation est « f », à la graphie f plutôt qu’à la graphie ph, si deux graphies coexistent pour un même mot.

Il faut donc qu’il y ait deux graphies en concurrence pour que les experts apportent une rectification. C’est la condition sine qua non. Si les experts recommandent parafe, c’est que, p. ex., le Petit Robert de 1990 admet les deux graphies. Si tel n’avait pas été le cas, ils n’auraient rien fait même s’il y a « non-respect de son étymologie ». Autrement dit, la coexistence de deux graphies a priorité sur le non-respect de l’étymologie quand vient le temps de décider d’apporter une rectification. À preuve, la graphie de paragraphe, tout comme celle des autres mots de la même famille à l’exception évidemment de paraphe, reste inchangée « puisqu’il n’existe pas en français de graphie concurrente avec f. » C’est également, est-il besoin de le rappeler, la raison pour laquelle les experts ne sont pas intervenus dans le cas de frénésie. En 1990, il n’y avait plus concurrence entre les deux graphies frénésie et phrénésie. Voilà! Tout est dit. En apparence, du moins.

Ce qui n’est pas dit, c’est que, ce faisant, les experts créent ou maintiennent des exceptions. Exceptions qu’ils avaient pourtant pour mandat de faire disparaître! Parafe est le seul mot de la famille, d’origine grecque, dont la graphie ne respecte pas son étymologie. Il en est de même de frénésie. Tous les autres mots de ces deux familles s’écrivent avec ph.

Pourquoi les experts n’ont-ils pas opté pour le « respect de son étymologie » comme ils l’ont fait pour justifier la rectification de nénuphar nénufar? Mystère et boule de gomme. De toute évidence, le non-respect de l’étymologie n’est pas, aux yeux des experts, le plus grand responsable de la difficulté d’apprentissage du français. On y recourt uniquement quand cela fait l’affaire. Pensez p. ex. à muphti ou encore à camphre(4)

Sauriez-vous dire combien de mots français ont deux graphies concurrentes, l’une avec f et l’autre avec ph? Autrement dit, combien de mots devraient voir leur graphie rectifiée en raison d’une telle concurrence? Je ne saurais dire. Ces doubles graphies sont-elles si fréquentes que l’existence de cette « règle » fera disparaître bien des « fautes »? Il semble bien que tel soit le cas, sinon pourquoi les experts auraient-ils concocté cette règle? Mais le savent-ils seulement? Mieux vaut, je crois, ne pas leur poser la question.

Bref…

  • Il faut continuer d’écrire frénésie, MÊME SI cette graphie ne respecte pas son étymologie.
  • Il faut cesser d’écrire nénuphar, PARCE QUE cette graphie ne respecte pas son étymologie.
  • Il faut cesser d’écrire muphti (mot d’origine arabe) non pas parce que cette graphie ne respecte pas son étymologie (même si cela est vrai), mais bien parce que cette graphie est en concurrence avec mufti.
  • Il faut continuer d’écrire camphre (mot d’origine arabe) non pas parce que cette graphie ne respecte pas son étymologie (même si cela est vrai), mais bien parce que cette graphie n’a jamais été en concurrence avec une autre graphie. Du moins, pas depuis que l’Académie existe!

Et c’est ce qu’on appelle « simplifier l’apprentissage du français »?… Laissez-moi en douter.

La Nouvelle Orthographe croit tout de même avoir fait œuvre utile. Moi, je n’en suis pas convaincu.

Maurice Rouleau

P.-S. Il y aurait beaucoup à dire sur l’emploi du H, cette seule lettre de l’alphabet, qui ne correspond à aucun son en français. Mais cela dépasserait le cadre du présent billet. Ce sera sans doute pour plus tard.

(1) Voici ce que Mme Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, disait le 7 février 2019 :

« J’ai parlé de l’usage, notre souverain maître. Dire l’usage : cette mission, l’Académie se l’est assignée et elle l’a revendiquée dès sa création. C’est un choix qu’elle formulait déjà dans la préface de la première édition et qu’elle a constamment réaffirmé dans les huit suivantes. D’un texte à l’autre, on variait les mots pour le dire, mais on ne changeait rien quant au fond. »  (Source)

Autrement dit, l’usage est roi; l’usage a toujours le dernier mot. C’est du moins ce que j’en comprends, mais qui ne se vérifie pas toujours.

En effet, comment expliquer, par exemple, que alunir, tout comme alunissage, soit couramment utilisé [l’homme a marché sur la lune pour la première fois en juillet 1969], mais que l’Académie lui nie tout droit à l’existence? L’Académie aurait-elle oublié sa mission qui est de Dire l’usage? La question se pose.

(2) Voici les mots inclus dans la nomenclature du Petit Robert dont l’un des éléments de formation est phrên :

  • hébéPHrénie
  • oligoPHrénie
  • paraPHrénie
  • PHrénique
  • PHrénologie
  • schizoPHrénie
  • soPHrologie

(3) Pour marquer les 25 ans du Petit Robert, la maison d’édition Le Robert décide d’en faire une refonte. On y travaille durant 5 ans. Cette nouvelle édition, parue en 1993, porte le nom de Nouveau Petit Robert.

Cette année-là, Mme Josette Rey-Debove vient au Québec pour faire la promotion de son petit dernier. Le journal La Presse (Montréal) en profite pour la rencontrer et charge son journaliste Jacques-Folch Ribas de mener l’entrevue. Son compte-rendu, titré La langue vit dans un certain équilibre, paraît le 19 septembre 1993.

Voici quelques extraits de leurs échanges, que je trouve fort pertinents.

— Donc, vous avez introduit dans ce dictionnaire beaucoup de mots nouveaux?

— Oui, quatre mille, dit-elle. Ce n’est pas mal, n’est-ce pas?

— Hum, dis-je. Mais comment peut-on inscrire un mot nouveau, d’après l’usage, comme on dit, comme disait ce bon Monsieur Grevisse? L’usage de combien de personnes? À quel moment pouvez-vous décider que c’est un mot d’usage courant?

— Évidemment, voilà qui n’est pas scientifique. On dit que la linguistique est une science molle. Toutes les sciences humaines, d’ailleurs, sont ainsi. Je ne peux donc pas vous fournir de preuve certaine, mais ce que je peux dire, c’est que j’ai une très longue expérience, jointe à une passion des lexiques, qui me donnent l’habitude de certaines déductions.  […]  Et puis, il y a l’expérience de chacun [de ses collaborateurs] : nous avons tous l’oreille très ouverte à ce qui se dit et s’écrit, dans la rue, à la radio à la télévision…

— C’est de l’artisanat.

— Si vous voulez, oui.

— Je n’ai rien contre l’artisanat, bien au contraire, mais je voudrais faire le point avec vous, sur cette question d’usage, qui est au centre du problème de la langue.

— Bien sûr. Il est certain que l’on peut se faire une idée de l’importance d’un mot, mais c’est une idée qui ne sera jamais chiffrée, une importance que l’on ressent

Ce qui est dit d’un MOT nouveau s’entend assurément de tous les autres aspects d’un mot déjà existant (orthographe, genre, acception, construction, etc.). Autrement dit, l’usage décrit dans ce dictionnaire est affaire de pif et d’oreille. On ne peut pas le documenter, mais on le ressent!

L’usage reflèterait donc ni plus ni moins que la sensibilité du lexicographe chargé de la rédaction ou de la révision d’un article, i.e. SON usage à lui!

(4) Cas de muphti.

Les experts veulent voir disparaître cette forme graphique non pas parce qu’elle n’a rien de grec (même si cela est vrai; ce mot vient de l’arabe moufti « juge »), mais bien parce que les deux graphies (mufti et muphti) étaient en concurrence en 1990. Il faudra donc, conformément à la « règle » G-16, écrire dorénavant mufti. Mais ces deux graphies sont-elles réellement en concurrence? Ne serait-ce pas plutôt la vision du lexicographe chargé de rédiger ou de réviser cette entrée? Si tel est le cas (3), la rectification de l’orthographe proposée par les experts reposerait sur un critère qui n’a rien d’objectif. Il est on ne peut plus subjectif : la perception du lexicographe! Pour le moins surprenant, vous en conviendrez.

Cas de camphre.

La graphie de ce mot ne fait l’objet d’aucune recommandation de la part des experts. La présence de ph ne devrait-elle pas nous indiquer que ce mot est d’origine grecque? Oui, mais…

Mais tel n’est pas le cas. Il vient de l’arabe kâfoûr. Sa graphie ne respecte donc pas son étymologie. Elle devrait par conséquent être « rectifiée », mais les experts ne voient aucune raison de le faire, puisque camphre ne s’est jamais écrit autrement et ce, depuis au moins 1694.

Étant donné que ce mot est d’origine arabe, pourquoi l’Académie l’a-t-elle toujours écrit avec ph?… Ignorait-elle que seuls les mots d’origine grecque peuvent s’écrire ainsi?…  Se pourrait-il qu’il se soit écrit différemment avant 1694? La réponse devrait être OUI. Ne serait-ce que par respect pour son étymologie. Et de fait, ce mot s’écrivait canfre au XIIIe s. (Voir Le régime du corps, de maître Aldebrandin de Sienne), mais un illustre inconnu a décidé, pour une raison que l’on ne connaîtra jamais, de l’écrire autrement et c’est sa graphie qui aujourd’hui est intouchable. Elle est intouchable parce qu’aucune autre graphie n’a jamais été en concurrence. Mais elle serait « touchable » si l’on invoquait le non-respect de son étymologie, mais les régents en ont décidé autrement.

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6 commentaires pour Frénésie / Phrénésie; Paraphe / Parafe…

  1. Myckaël Marcovic dit :

    Bonjour M. Rouleau,

    encore un billet toujours aussi délicieusement pertinent ! Merci ! Cordialement. >

  2. Gérard Desroches dit :

    Bonjour Maurice, Merci bien pour votre dernière parution de La langue française et ses caprices. Je l’ai bien appréciée.

    Pour ne pas déroger à une sorte de coutume qui s’est insensiblement instaurée entre nous, je vous communique ci-après un petit élément qui mériterait d’être corrigé :

    que cette particularité, cette irrégularité, cette incongruité > « orthographique » [un f au lieu d’un ph] est, comme on dit > couramment, passé sous le radar des régents? > Comme il s’agit d’une particularité, d’une irrégularité ou d’une incongruité, je pense qu’il faudrait accorder « est passé » au féminin, donc « est passée »

    Cordialement, Gérard

  3. schtroumpf grognon dit :

    Je suis déçu que vous n’ayez pas parlé des mots suivants : fantôme, fantasme, fantaisie, fiole.

  4. John R. dit :

    Ah… Le fameux « usage ». C’est un mot auquel les différents ouvrages de référence accordent un sens, me semble-t-il, plutôt arbitraire. Parfois, on lui donne un sens purement descriptif et objectif. Il sert à décrire le réel, sans qu’on y porte de jugement particulier. D’autres fois, on lui accole l’adjectif « bon », et ceux qui ne le suivent pas – le « bon usage » – deviennent ipso facto « mauvais », du moins de par leur style. Force est de constater que le mot « usage » a quelque chose d’extrêmement arbitraire quand il est question d’orthographe.

    Merci à vous pour ce billet, Maurice, et au plaisir de vous relire bientôt, je l’espère, car vous n’avez pas écrit de billet depuis un moment.

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