Frénésie / Phrénésie; Paraphe / Parafe…

Frénésie! Pourquoi pas phrénésie?…

Parafe! Pourquoi pas paraphe?…

La Nouvelle Orthographe y est-elle pour quelque chose?

Comment réagiriez-vous si, au hasard de vos lectures, vous tombiez sur la phrase suivante : « Je me suis remis à travailler sur ce meuble avec phrénésie »?

Je suis certain qu’en tant que francophone de naissance vous y verriez une grosse « faute » dite d’orthographe. Et qu’en tant que réviseur, votre sang ne ferait qu’un tour. Vous vous saisiriez immédiatement de votre crayon rouge, arme de prédilection quand vient le temps de rappeler à l’ordre tout rédacteur pris en flagrant délit.

Et votre réaction s’expliquerait facilement : vous n’avez jamais vu ce mot écrit de cette façon. Cette graphie ne peut donc être que « fautive ». C’est du moins ce que vous pensez. Tout comme moi d’ailleurs. Du moins jusqu’à ce que je me pose la question et que l’envie d’en savoir plus ne devienne irrésistible. D’où ce billet.

Pour vous conforter dans votre croyance, vous pourriez appeler à la barre le Petit Robert, qui n’a jamais écrit ce mot autrement qu’avec un F (frénésie). Et si ce que dit le Petit Robert ne vous suffit pas, vous pourriez vous réclamer de l’Académie française, qui, elle aussi, depuis 1694, année de parution de la 1ère édition de son dictionnaire, l’écrit avec un f (Voir ICI.)

Pourquoi alors, direz-vous, soulever la question de cette graphie (phrénésie), si cette dernière ne figure à la nomenclature d’aucun dictionnaire, et ce, depuis 1694? Question fort pertinente, je vous le concède.

Ouvrons ici une parenthèse.

Dire qu’un mot ne figure pas à la nomenclature d’un dictionnaire ne signifie pas qu’il en est totalement absent. Cela veut simplement dire que ce mot ne fait pas l’objet d’un article distinct. Il pourrait fort bien se retrouver soit dans le corps d’un autre article, soit à l’endroit où l’on irait naturellement le chercher (les mots sont classés par ordre alphabétique), mais, le cas échéant, le lecteur sera renvoyé au mot où se trouve sa définition. Par ex. dans la 1ère édition du DAF : PHRÉNÉSIE. Voyez Frénésie.

Un tel renvoi laisse clairement entendre que ce mot s’est déjà écrit phrénésie, mais qu’il ne s’écrit plus ainsi; que frénésie est la « bonne » façon d’écrire ce mot, puisque c’est là qu’on trouve sa définition. D’ailleurs les Académiciens, dans les 2e et 3e éditions de leur dictionnaire (DAF), à l’entrée frenesie (les accents viendront plus tard), le disent très clairement : « Quelques-uns escrivent encore Phrenesie. » Pourquoi la majorité des gens ont-ils remplacé son ph par un f? Euh!…

Clairement, en 1694, l’emploi de phrénésie est déjà en perte de vitesse. Malgré cela, ce renvoi de phrénésie à frénésie, on le rencontrera jusqu’en 1878, année de parution de la 7e édition du DAF. C’est dire que, durant près de 2 siècles, les Académiciens ont reconnu la graphie phrénésie comme non « fautive ». Ce n’est qu’à partir de 1935 (année de parution de la 8e éd. du DAF) qu’ils la feront disparaître à tout jamais de leur dictionnaire. Sa mort (ou sortie, reconnue par les régents, de l’usage d’un mot) a tardé à venir. Preuve que, durant tout ce temps, la forme phrénésie ne dérangeait vraiment pas les régents.

Une seule conclusion s’impose — et Ngram Viewer le confirme — : la graphie phrénésie ne s’utilise plus depuis près d’un siècle.

La question en titre serait donc très malvenue.

Fermons la parenthèse.

Si la question en titre n’a plus sa raison d’être, pourquoi la poser, direz-vous? J’y vois deux raisons, qui s’entremêlent. Il y a d’abord ce que dit Le Petit Robert, puis ce que dit la Nouvelle Orthographe. Je m’explique.

  • Ce que dit Le Petit Robert

Ce dictionnaire est l’un des rares, pour ne pas dire le seul, à fournir des informations sur l’origine, ou l’étymologie, de chaque mot défini. À l’entrée frénésie par exemple, on peut lire :

étym. 1544; « délire » début xiiielatin, du grec phrenêsis, de phrên « esprit »

L’utilisateur de ce dictionnaire ne lit que très rarement, pour ne pas dire jamais, ces informations. — C’est ce que tous mes étudiants répondaient quand je leur posais la question. — Et ce, pour une raison fort simple : on ne lui avait jamais appris à en extraire la substantifique moelle, comme disait Rabelais. Et il ne s’en portait pas plus mal! Autrement dit, lui, n’a pas besoin qu’on lui apprenne à bien lire son dictionnaire. Lui, sait lire, du moins le croit-il (Voir ICI.) Comme si la seule compétence requise pour en faire « bon » usage était de connaître l’ordre des lettres de l’alphabet! Étant donné qu’il ne consulte généralement son dictionnaire que pour y chercher le sens d’un mot, son genre, la confirmation de sa graphie ou encore quelques exemples d’emploi, il n’a que faire de son étymologie.

Il faut dire à la décharge du lecteur moyen que le Petit Robert, malgré sa bonne volonté, ne l’aide vraiment pas. En effet, si vous avez une version électronique de ce dictionnaire et que vous placez le curseur sur 1544, vous voyez apparaître [Datation : date à laquelle le mot, le sens ou l’emploi a été attesté]. Cela signifie que le document le plus ancien où ce mot a été relevé date de 1544. Soit. Si, maintenant, vous déplacez le curseur sur début XIIIe, vous ne pourrez qu’être étonné : vous voyez apparaître la même information, à savoir [Datation : date à laquelle le mot, le sens ou l’emploi a été attesté]. Euh!… C’est dans un document du début du XIIIe ou du milieu du XVIe siècle que ce mot a été repéré pour la première fois? Mystère et boule de gomme. Et si vous cliquez sur chacune de ces dates, vous êtes transporté, par la magie de l’informatique, à la section « Correspondances des principales datations de mots ». Encore là, vous vous retrouvez Gros-Jean comme devant, car ni 1544, ni début XIIIe n’y figurent. L’utilisateur moyen est donc en droit de s’interroger sur la pertinence de ces données étymologiques. Après une ou deux tentatives aussi infructueuses, il en conclut, peut-être trop rapidement, que ces données ne lui sont d’aucune utilité. Alors pourquoi s’y arrêter?… Passons vite au corps de l’article.

Étant donné que le Petit Robert est un dictionnaire de langue générale et non un dictionnaire étymologique, ce qu’il nous dit de l’étymologie d’un mot ne peut être qu’un abrégé de ce qu’on en sait. Et dans un abrégé, il y a beaucoup de vides à combler. (Voir ICI.) D’où la difficulté, pour un néophyte, d’en saisir toute la pertinence.

Fort heureusement, le reste des données étymologiques que nous fournit le Petit Robert est plus accessible. Tout lecteur, un tant soit peu curieux, y apprendra que frénésie vient du latin, qui l’a emprunté au grec phrenêsis, lui-même un dérivé de phrên, qui signifie « esprit ». L’essentiel semble y être.

Fort de ces connaissances, ce même lecteur, toujours aussi curieux, serait en droit de se demander pourquoi frénésie s’écrit avec un f si son étymon [forme attestée ou reconstituée dont on fait dériver un mot] s’écrit avec un ph. Plus fondamentalement, il pourrait se demander quel rôle joue réellement l’étymologie dans la graphie d’un mot pour qu’on veuille l’en informer. (Voir ICI.)

Si ce rôle est négligeable ou obscur, le lecteur n’a que faire de son étymologie. Mais si ce rôle est important, il s’attendrait à ce que la Nouvelle Orthographe ait recommandé la rectification de sa graphie. C’est le mandat qui lui avait été confié. Mais tel n’est pas le cas, contrairement à ce qu’elle a fait subir à nénuphar. Ce dernier doit dorénavant s’écrire nénufar (nous y reviendrons bientôt). Serait-ce que la graphie frénésie est si vieille que cette particularité, cette irrégularité, cette incongruité « orthographique » [un f au lieu d’un ph] est, comme on dit couramment, passée sous le radar des régents? Fort probablement. Pourtant, elle avait déjà été signalée. Depuis trop longtemps, sans doute.

En effet, en 1787, l’abbé Féraud s’en étonnait dans son Dictionaire [sic] critique de la langue française. Et, du même souffle, il la justifiait :

FRÉNÉSIE, s. f. FRÉNÉTIQUE, adj. […] L’étymologie demanderait que ces deux mots s’écrivissent avec ph: mais l’usage le plus général est de les écrire avec une f, et l’Acad. a préféré cette ortographe. Richelet met les deux, frénésie ou phrénésie, et Trév. aussi.

Voici ce qu’il faut en comprendre : Féraud s’étonne qu’étant donné son étymologie, ce nom, tout comme l’adjectif correspondant, ne s’écrive pas avec ph [seuls les mots d’origine grecque peuvent s’écrire ainsi]. S’il ne s’écrit pas ainsi, c’est, nous dit-il, parce que les gens ont pris l’habitude de l’écrire avec un f. Et que l’Académie, fidèle à sa mission : « Dire l’usage » (1), n’avait d’autre choix que d’accorder sa préférence à cette forme graphique. Et ce, même si Pierre Richelet, dans son dictionnaire, et les Jésuites, dans le leur, mieux connu sous le nom de Dictionnaire de Trévoux, admettent les deux formes. Seule l’Académie a droit de vie ou de mort sur l’usage!

La graphie de ce mot semble donc, dès lors, fixée à tout jamais, car « l’Académie a préféré cette ortographe ». De fait, l’Académie n’a officiellement tranché en faveur de frénésie qu’en 1935 (DAF, 8e édition). C’est alors, nous l’avons déjà dit, qu’elle a définitivement fait disparaître phrénésie de son dictionnaire. Seule la graphie frénésie y est dorénavant admise. Utiliser l’autre devient, par le fait même, une « faute ».

Sauf que, en 1990, le Conseil supérieur de la langue française est venu, sans le vouloir et sans le savoir, c’est-à-dire de façon bien indirecte, jouer le trouble-fête. Je m’explique.

2) Ce que dit la Nouvelle Orthographe

En décembre 1990, dans le Journal officiel de la République française (Documents administratifs), paraît un document intitulé Les rectifications de l’orthographe. Ce rapport, mieux connu de nos jours sous le nom de Nouvelle Orthographe, détaille les rectifications orthographiques recommandées par le Conseil supérieur de la langue française, qui, pour ce faire, s’est fait aider par des experts en la matière. Michel Rocard, alors premier ministre, lui en avait donné le mandat. Il voulait que l’on mette de l’ordre dans la langue. Selon lui, son apprentissage devait être simplifié. Il y avait trop d’anomalies, d’exceptions, d’irrégularités. Elles devaient être éliminées pour que l’apprentissage de la langue française soit moins compliqué. Et c’est à cette tâche que s’est alors consacré le Conseil supérieur.

En 2004, le RENOUVO (seau pour la NOUVelle Orthographe du français), qui regroupe des représentants de la France, de la Belgique, de la Suisse et du Québec, décide de présenter ces recommandations [qu’il a étrangement appelées Règles] d’une façon plus conviviale, plus pédagogique, pourrait-on dire. Il les a regroupées en 7 règles (identifiées de A à G), qu’il a subdivisées au besoin.

La « règle » F ne fait qu’énumérer des ANOMALIES, dont certaines (règle F-2) doivent être supprimées. Par exemple, asseoir s’écrira dorénavant assoir; eczémaexéma; nénupharnénufar; oignonognon. Ainsi en a décidé le Conseil supérieur. Et le premier ministre Rocard s’en est dit très satisfait. Parmi les exemples cités, celui qui retient tout particulièrement mon attention est nénuPHar qui devra dorénavant s’écrire nénufar. Je me suis déjà longuement penché sur ce cas particulier. Voir ICI.

Le parallèle entre le changement de graphie de ce mot (nénupharnénufar) et celui dont il est question dans le présent billet (phrénésiefrénésie) ne vous a pas échappé, j’en suis sûr.  

L’argument avancé pour justifier la « rectification » de nénuphar en nénufar est qu’il faut « réconcilier [ce mot] avec ses origines, par respect de son étymologie. » Autrement dit, nénuphar doit perdre son ph au profit d’un f, parce que seuls les mots d’origine grecque peuvent s’écrire avec ph. Et nénuphar n’a rien de grec. J’en conclus que le respect de l’étymologie est une « valeur sûre » quand vient le temps de parler de l’« orthographe » d’un mot. Sinon, on n’en ferait pas tout un plat.

Si tel est le cas, comment expliquer que frénésie ne s’écrive pas phrénésie? Contrairement à nénuphar, frénésie a pourtant tout du grec. La présence d’un ph n’aurait donc rien d’anormal, de répréhensible. J’irais même jusqu’à dire qu’elle s’impose d’elle-même. Par respect de son étymologie, pourrait-on ajouter.

Pourquoi les membres du Conseil supérieur — appelons-les les experts —, recourent-ils à l’étymologie dans un cas et s’en contrefoutent-ils totalement dans un autre qui ressemble étrangement au premier? N’y a-t-il pas là un manque flagrant de cohérence? Selon moi, oui. Mais clairement les experts ne le voient pas du même œil. Ou ne l’ont tout simplement pas vu.

Leur manque d’intervention (le maintien de la graphie frénésie avec f) me laisse à penser qu’ils n’ont pas vu que la graphie du mot frénésie fait bande à part; qu’elle est une exception qui aurait dû être rectifiée pour que l’apprentissage du français soit moins compliqué. N’était-ce pas le mandat que leur avait confié Michel Rocard?…

S’ils ne l’ont pas vu, c’est qu’ils se sont limités au cas au lieu d’envisager le problème dans son ensemble. Manque de perspective?… Je serais porté à le penser.

Ce qu’ils n’ont pas vu, mais qu’ils auraient dû voir, c’est que, même si schizophrénie partage avec frénésie une partie de son origine (les deux mots viennent du grec phrên « esprit »), leur graphie ne le laisse pas voir. Ces deux mots peuvent difficilement être reconnus pour ce qu’ils sont : de proches parents. La graphie de l’un respecte son étymologie; celle de l’autre, pas.

Et une recherche rapide dans le Petit Robert leur aurait permis non seulement de dénicher d’autres mots dont la graphie respecte leur étymologie (2), mais aussi —et surtout — de prendre conscience que la forme frénésie est « exceptionnelle », au sens premier du terme. C’est le seul mot dérivé de phrên qui s’écrit avec un f! Et cette exception, au lieu d’être corrigée, est maintenue. Pourtant le mandat qu’avaient reçu les experts était de faire disparaître les exceptions. Celle-là aurait-elle échappé à leur vigilance? Peut-être que oui, peut-être que non. Tout dépend de la façon dont ils ont compris le mandat que Michel Rocard leur avait confié. En ne cherchant que les mots qui, sans avoir d’origine grecque, s’écrivent avec ph, ils ont peut-être raison de dire de nénuphar : « C’est le seul mot avec ph qui est touché par la rectification de la règle F-2. » Mais leur mandat n’excluait pourtant pas la recherche de mots d’origine grecque qui, comme frénésie, s’écrivaient avec un f plutôt qu’avec un ph, comme leur étymologie le réclamerait! Mais les experts n’ont regardé qu’un côté de la médaille. Ils n’ont sans doute jamais pensé qu’il pouvait y avoir des mots présentant des « irrégularités, des anomalies » où la « rectification » consisterait à faire l’inverse, i.e. à changer un f en ph, par respect pour leur étymologie. Le caractère unique que pourrait présenter le cas de frénésie et qui amènerait les experts à vouloir corriger cette anomalie « orthographique » ressemble étrangement à celui de nénuphar, dont on a pourtant changé la graphie. Deux poids, deux mesures ou Un travail mal ficelé? À vous de choisir.

Que dire de paraphe et parafe?

La Nouvelle Orthographe a décidé que ce mot s’écrirait dorénavant  parafe et non plus paraphe. Pour quelle raison, croyez-vous? « Par respect de son étymologie », comme dans le cas de nénufar? Ou, à l’encontre de son étymologie, comme dans le cas de frénésie? Étrangement… ni l’une ni l’autre.

Voyons d’abord quelle est son étymologie.

Le Petit Robert et le Larousse en ligne s’entendent pour dire que ce mot vient du latin médiéval paraphus, altération du bas latin paragraphus, qui, lui, tire son origine du mot grec paragraphos.  

Étant donné que ce mot est d’origine grecque — il semble y avoir unanimité sur le sujet —, sa graphie avec ph serait donc justifiée. La graphie parafe, elle, irait à l’encontre de son étymologie et, par conséquent, devrait être rectifiée. C’est pourtant celle que recommande la Nouvelle Orthographe! Soit.

Mais, en toute logique, on devrait s’attendre à ce que les autres mots de la même famille (p. ex. autographe, bibliographie, graphite, hagiographe) s’écrivent dorénavant eux aussi avec un f. Mais tel n’est pas le cas. Seul paraphe voit sa graphie rectifiée! Son étymologie ne joue pas en sa faveur. Pourquoi donc?… Allez savoir.

Voyons maintenant comment ce mot s’est écrit au fil du temps

Un rapide coup d’œil dans différents dictionnaires nous fait voir que les deux graphies (parafe et paraphe) existent depuis longtemps, mais qu’elles n’y sont pas toujours présentées de la même façon. En fait, on peut dire, sans risque de se tromper, qu’on y trouve un peu de tout.

Il arrive que parafe soit la seule graphie admise. Il arrive aussi que ce soit uniquement paraphe. J’ai également trouvé les deux graphies en entrée double, mais pas toujours dans le même ordre : tantôt « parafe ou paraphe », tantôt « paraphe ou parafe ». C’est dire que l’USAGE, ce souverain maître auquel sont censés obéir les lexicographes, tant anciens que modernes, a changé au fil du temps. Et qu’étonnamment cet USAGE varie selon le dictionnaire, ou l’édition du dictionnaire, consulté!

Qu’en dit p. ex. le Petit Robert?

Dans le cas de ce dictionnaire, la période couverte va de 1967 à aujourd’hui. Voici ce qu’on trouve en entrée dans ses différentes éditions :

  • 1967 → 1992 : parafe ou paraphe
  • 1993 → 2001 : paraphe var. parafe
  • 2010 → …   :  paraphe ou parafe

Il ne faut pas être fin limier pour voir la valse-hésitation qu’exécute l’USAGE durant ce demi-siècle. Même si les deux graphies, ou variantes orthographiques, sont toujours présentées en entrée double, elles ne disent pas exactement la même chose. D’autant plus qu’entre ces deux graphies on trouve tantôt la conjonction ou, tantôt le mot variante sous sa forme abrégée, var.

Pour bien interpréter ces différences de présentation, il faut avoir lu les pages liminaires du dictionnaire, là où l’on trouve les principes que doit respecter le lexicographe chargé de la rédaction ou de la révision d’un article. Voici les principes en question :

– « Si deux formes graphiques sont courantes [i.e. utilisées habituellement], elles figurent à la nomenclature en entrée double » [p. ex. parafe ou paraphe].

Dans cette présentation, la première forme indiquée est celle que le lexicographe préfère. C’est dire que, de 1967 à 1992, des deux graphies couramment utilisées, c’était la forme parafe, qui idéalement devait être utilisée, puisque c’est celle que préférait le lexicographe. Le lexicographe… et non pas l’USAGE! — Façon détournée d’orienter l’usage plutôt que de le décrire! Façon qui sent la subjectivité à plein nez, vous en conviendrez. — Mais, de 2010 (peut-être même avant) jusqu’à aujourd’hui, la préférence du lexicographe n’est plus la même : c’est dorénavant sur paraphe que le lexicographe jette son dévolu. Allez savoir pourquoi… Est-ce le même lexicographe qui a rédigé l’article en 1967 et qui l’a révisé en 2010?… L’histoire ne le dit pas, mais la question se pose, vous en conviendrez.

– « Si une forme graphique est actuellement plus fréquente que la seconde qui a la même prononciation, cette dernière est accompagnée de var. »

Et c’est précisément ce qu’on observe de 1993 à 2001 : paraphe var. parafe.

C’est dire qu’en l’espace d’un an (de 1992 à 1993) la forme graphique paraphe est passée de forme couramment utilisée mais non préférée par le lexicographe à forme la plus fréquemment utilisée. Un changement assez brusque, vous en conviendrez. C’est aussi dire qu’à partir de 2010 (peut-être même avant) la forme parafe est redevenue aussi courante que l’autre [la conjonction ou est réapparue, sans crier gare, entre les deux formes graphiques], mais que le lexicographe, cette fois-ci, lui préfère paraphe et non plus parafe comme entre 1967 et 1992. Le lexicographe… et non pas l’USAGE!

Comment s’y est-on pris pour établir un tel changement d’USAGE en un si court laps de temps? Le lexicographe s’est-il fié à son pif, à son oreille?… Certainement pas, direz-vous. Mais il semble bien que tel soit le cas. Si l’on en croit ce que Mme Josette Rey-Debove disait en 1993 (3). Et je n’ai aucune raison de mettre sa parole en doute.

Qu’en dit le DAF (Dictionnaire de l’Académie Française)?

Dans ce cas-ci, la période couverte est beaucoup plus longue; elle va de 1694 à aujourd’hui. Ce dictionnaire a connu 9 éditions (la dernière étant en cours de rédaction depuis 1985). Voici, dans chacune d’elles, sous quelle entrée se trouve la définition de ce mot :

DAF 1                    parafe

DAF 2-7                parafe ou paraphe

DAF 8                    paraphe  [À la fin de l’article, on trouve  : « On écrit aussi Parafe. »]

DAF 9                    paraphe  [À la fin de l’article, on trouve : « (On a écrit aussi parfois Parafe.) »]

Tout comme dans le Petit Robert, la présentation de ce mot y varie au fil du temps.

  • Dans le 1ère éd. (1694), la seule forme répertoriée est parafe.
  • Dans la 9e éd. (1985-…), la seule forme répertoriée est devenue paraphe. La forme parafe avec un renvoi à paraphe n’y figure même plus.
  • Dans les éditions intermédiaires, on trouve les deux graphies, pas nécessairement en entrée double,mais elles ne sont pas présentées de la même façon.
  • Dans la 2e éd. (1718), on voit apparaître paraphe, en deuxième entrée, précédée de la conjonction ou (parafe ou paraphe). Et ce, jusque dans la 7e éd., publiée en 1878.
  • Dans la 8e éd. (1935), paraphe prend, pour ainsi dire, du galon. C’est maintenant sous cette entrée (simple et non plus double) que ce mot se trouve défini. La forme parafe a, quant à elle, perdu du galon. On ne la trouve qu’à la fin de l’article : On écrit aussi Parafe. Sans plus. L’utilisation de l’indicatif présent (on écrit) nous dit, sans le dire carrément, que ce mot est toujours utilisé mais moins qu’auparavant. Le mot parafe, on le trouve également à sa place dans l’ordre alphabétique des mots, mais on renvoie le lecteur à paraphe, là où se trouve maintenant sa définition. Comme si les Immortels voulaient redonner à ce fier descendant de paraphus ses lettres de noblesse, qu’il tient de son étymologie!
  • Dans la 9e éd. (1985-…), le sort de parafe en est jeté. On ne trouve plus aucune trace de parafe. Sauf à la fin de l’article paraphe, où il est écrit, cette fois entre parenthèses : (On a écrit aussi parfois parafe). À remarquer qu’on a utilisé le passé composé (on a écrit) et non plus l’indicatif présent. Sans oublier la présence de l’adverbe parfois, qui me paraît plutôt inappropriée. La forme parafe a été la seule et unique forme approuvée par les Académiciens, de 1694 à 1878. C’est du moins la lecture que je fais de cet extrait de la préface du DAF (3e éd.) :

Si dans le Dictionnaire le même mot se trouve écrit de deux manières différentes, malgré l’attention qu’on a eue à prévenir cet inconvénient, l’Académie déclare, que la seule manière qu’elle aprouve [sic], est celle dont le mot est écrit en lettres Capitales, au commencement de son article.

De 1694 (DAF, 1ière éd.) à 1878 (DAF, 7e éd.), le mot au commencement de l’article a toujours été parafe! Durant près de deux siècles! Et on ose dire parfois! Il y a assurément quelque chose qui m’échappe… mais quoi?

Que disent les experts?

Ces auteurs de la Nouvelle Orthographe veulent que ce mot s’écrive dorénavant parafe et non plus paraphe. Les experts justifient leur recommandation en invoquant la « règle » G-16, qu’ils ont eux-mêmes concoctée. Cette règle impose de :

Donner la préférence, lorsque la prononciation est « f », à la graphie f plutôt qu’à la graphie ph, si deux graphies coexistent pour un même mot.

Il faut donc qu’il y ait deux graphies en concurrence pour que les experts apportent une rectification. C’est la condition sine qua non. Si les experts recommandent parafe, c’est que, p. ex., le Petit Robert de 1990 admet les deux graphies. Si tel n’avait pas été le cas, ils n’auraient rien fait même s’il y a « non-respect de son étymologie ». Autrement dit, la coexistence de deux graphies a priorité sur le non-respect de l’étymologie quand vient le temps de décider d’apporter une rectification. À preuve, la graphie de paragraphe, tout comme celle des autres mots de la même famille à l’exception évidemment de paraphe, reste inchangée « puisqu’il n’existe pas en français de graphie concurrente avec f. » C’est également, est-il besoin de le rappeler, la raison pour laquelle les experts ne sont pas intervenus dans le cas de frénésie. En 1990, il n’y avait plus concurrence entre les deux graphies frénésie et phrénésie. Voilà! Tout est dit. En apparence, du moins.

Ce qui n’est pas dit, c’est que, ce faisant, les experts créent ou maintiennent des exceptions. Exceptions qu’ils avaient pourtant pour mandat de faire disparaître! Parafe est le seul mot de la famille, d’origine grecque, dont la graphie ne respecte pas son étymologie. Il en est de même de frénésie. Tous les autres mots de ces deux familles s’écrivent avec ph.

Pourquoi les experts n’ont-ils pas opté pour le « respect de son étymologie » comme ils l’ont fait pour justifier la rectification de nénuphar nénufar? Mystère et boule de gomme. De toute évidence, le non-respect de l’étymologie n’est pas, aux yeux des experts, le plus grand responsable de la difficulté d’apprentissage du français. On y recourt uniquement quand cela fait l’affaire. Pensez p. ex. à muphti ou encore à camphre(4)

Sauriez-vous dire combien de mots français ont deux graphies concurrentes, l’une avec f et l’autre avec ph? Autrement dit, combien de mots devraient voir leur graphie rectifiée en raison d’une telle concurrence? Je ne saurais dire. Ces doubles graphies sont-elles si fréquentes que l’existence de cette « règle » fera disparaître bien des « fautes »? Il semble bien que tel soit le cas, sinon pourquoi les experts auraient-ils concocté cette règle? Mais le savent-ils seulement? Mieux vaut, je crois, ne pas leur poser la question.

Bref…

  • Il faut continuer d’écrire frénésie, MÊME SI cette graphie ne respecte pas son étymologie.
  • Il faut cesser d’écrire nénuphar, PARCE QUE cette graphie ne respecte pas son étymologie.
  • Il faut cesser d’écrire muphti (mot d’origine arabe) non pas parce que cette graphie ne respecte pas son étymologie (même si cela est vrai), mais bien parce que cette graphie est en concurrence avec mufti.
  • Il faut continuer d’écrire camphre (mot d’origine arabe) non pas parce que cette graphie ne respecte pas son étymologie (même si cela est vrai), mais bien parce que cette graphie n’a jamais été en concurrence avec une autre graphie. Du moins, pas depuis que l’Académie existe!

Et c’est ce qu’on appelle « simplifier l’apprentissage du français »?… Laissez-moi en douter.

La Nouvelle Orthographe croit tout de même avoir fait œuvre utile. Moi, je n’en suis pas convaincu.

Maurice Rouleau

P.-S. Il y aurait beaucoup à dire sur l’emploi du H, cette seule lettre de l’alphabet, qui ne correspond à aucun son en français. Mais cela dépasserait le cadre du présent billet. Ce sera sans doute pour plus tard.

(1) Voici ce que Mme Hélène Carrère d’Encausse, Secrétaire perpétuel de l’Académie française, disait le 7 février 2019 :

« J’ai parlé de l’usage, notre souverain maître. Dire l’usage : cette mission, l’Académie se l’est assignée et elle l’a revendiquée dès sa création. C’est un choix qu’elle formulait déjà dans la préface de la première édition et qu’elle a constamment réaffirmé dans les huit suivantes. D’un texte à l’autre, on variait les mots pour le dire, mais on ne changeait rien quant au fond. »  (Source)

Autrement dit, l’usage est roi; l’usage a toujours le dernier mot. C’est du moins ce que j’en comprends, mais qui ne se vérifie pas toujours.

En effet, comment expliquer, par exemple, que alunir, tout comme alunissage, soit couramment utilisé [l’homme a marché sur la lune pour la première fois en juillet 1969], mais que l’Académie lui nie tout droit à l’existence? L’Académie aurait-elle oublié sa mission qui est de Dire l’usage? La question se pose.

(2) Voici les mots inclus dans la nomenclature du Petit Robert dont l’un des éléments de formation est phrên :

  • hébéPHrénie
  • oligoPHrénie
  • paraPHrénie
  • PHrénique
  • PHrénologie
  • schizoPHrénie
  • soPHrologie

(3) Pour marquer les 25 ans du Petit Robert, la maison d’édition Le Robert décide d’en faire une refonte. On y travaille durant 5 ans. Cette nouvelle édition, parue en 1993, porte le nom de Nouveau Petit Robert.

Cette année-là, Mme Josette Rey-Debove vient au Québec pour faire la promotion de son petit dernier. Le journal La Presse (Montréal) en profite pour la rencontrer et charge son journaliste Jacques-Folch Ribas de mener l’entrevue. Son compte-rendu, titré La langue vit dans un certain équilibre, paraît le 19 septembre 1993.

Voici quelques extraits de leurs échanges, que je trouve fort pertinents.

— Donc, vous avez introduit dans ce dictionnaire beaucoup de mots nouveaux?

— Oui, quatre mille, dit-elle. Ce n’est pas mal, n’est-ce pas?

— Hum, dis-je. Mais comment peut-on inscrire un mot nouveau, d’après l’usage, comme on dit, comme disait ce bon Monsieur Grevisse? L’usage de combien de personnes? À quel moment pouvez-vous décider que c’est un mot d’usage courant?

— Évidemment, voilà qui n’est pas scientifique. On dit que la linguistique est une science molle. Toutes les sciences humaines, d’ailleurs, sont ainsi. Je ne peux donc pas vous fournir de preuve certaine, mais ce que je peux dire, c’est que j’ai une très longue expérience, jointe à une passion des lexiques, qui me donnent l’habitude de certaines déductions.  […]  Et puis, il y a l’expérience de chacun [de ses collaborateurs] : nous avons tous l’oreille très ouverte à ce qui se dit et s’écrit, dans la rue, à la radio à la télévision…

— C’est de l’artisanat.

— Si vous voulez, oui.

— Je n’ai rien contre l’artisanat, bien au contraire, mais je voudrais faire le point avec vous, sur cette question d’usage, qui est au centre du problème de la langue.

— Bien sûr. Il est certain que l’on peut se faire une idée de l’importance d’un mot, mais c’est une idée qui ne sera jamais chiffrée, une importance que l’on ressent

Ce qui est dit d’un MOT nouveau s’entend assurément de tous les autres aspects d’un mot déjà existant (orthographe, genre, acception, construction, etc.). Autrement dit, l’usage décrit dans ce dictionnaire est affaire de pif et d’oreille. On ne peut pas le documenter, mais on le ressent!

L’usage reflèterait donc ni plus ni moins que la sensibilité du lexicographe chargé de la rédaction ou de la révision d’un article, i.e. SON usage à lui!

(4) Cas de muphti.

Les experts veulent voir disparaître cette forme graphique non pas parce qu’elle n’a rien de grec (même si cela est vrai; ce mot vient de l’arabe moufti « juge »), mais bien parce que les deux graphies (mufti et muphti) étaient en concurrence en 1990. Il faudra donc, conformément à la « règle » G-16, écrire dorénavant mufti. Mais ces deux graphies sont-elles réellement en concurrence? Ne serait-ce pas plutôt la vision du lexicographe chargé de rédiger ou de réviser cette entrée? Si tel est le cas (3), la rectification de l’orthographe proposée par les experts reposerait sur un critère qui n’a rien d’objectif. Il est on ne peut plus subjectif : la perception du lexicographe! Pour le moins surprenant, vous en conviendrez.

Cas de camphre.

La graphie de ce mot ne fait l’objet d’aucune recommandation de la part des experts. La présence de ph ne devrait-elle pas nous indiquer que ce mot est d’origine grecque? Oui, mais…

Mais tel n’est pas le cas. Il vient de l’arabe kâfoûr. Sa graphie ne respecte donc pas son étymologie. Elle devrait par conséquent être « rectifiée », mais les experts ne voient aucune raison de le faire, puisque camphre ne s’est jamais écrit autrement et ce, depuis au moins 1694.

Étant donné que ce mot est d’origine arabe, pourquoi l’Académie l’a-t-elle toujours écrit avec ph?… Ignorait-elle que seuls les mots d’origine grecque peuvent s’écrire ainsi?…  Se pourrait-il qu’il se soit écrit différemment avant 1694? La réponse devrait être OUI. Ne serait-ce que par respect pour son étymologie. Et de fait, ce mot s’écrivait canfre au XIIIe s. (Voir Le régime du corps, de maître Aldebrandin de Sienne), mais un illustre inconnu a décidé, pour une raison que l’on ne connaîtra jamais, de l’écrire autrement et c’est sa graphie qui aujourd’hui est intouchable. Elle est intouchable parce qu’aucune autre graphie n’a jamais été en concurrence. Mais elle serait « touchable » si l’on invoquait le non-respect de son étymologie, mais les régents en ont décidé autrement.

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L’appropriation dite… « culturelle » (1 de 2)

A-t-on perdu le nord?

On pourrait parfois être porté à le penser…

MISE EN GARDE :   Ce texte contient peut-être des mots qui pourraient vous offenser. Je préfère vous en avertir.

Étant donné que le mot appropriation se voit régulièrement attribuer par ses utilisateurs un autre sens que les deux seuls que lui reconnaît le Petit Robert (Voir ICI) il ne faut pas se surprendre qu’il en soit de même quand ils la disent culturelle. Soit. Mais…

Mais que signifie réellement pour eux appropriation culturelle? (1) Là est toute la question.

           Idéalement, on souhaiterait en trouver la définition dans son dictionnaire de langue. On saurait alors le sens que l’USAGE [i.e. « l’ensemble des locuteurs »] attribue à ce terme. À la condition évidemment que les différents dictionnaires parlent d’une même voix, ce qui n’est pas toujours le cas (Voir ICI). Que ce soit dans le Larousse en ligne ou dans le Petit Robert, le terme appropriation culturelle ne fait pas l’objet d’une entrée. On dit qu’il ne fait pas partie de la nomenclature [terme technique qui désigne l’« ensemble des éléments répertoriés dans un dictionnaire qui font l’objet d’un article distinct »].

Il ne faut pas s’en étonner, car il n’est pas dans les habitudes du lexicographe d’inclure comme entrée (ou mot-vedette) un terme composé d’un nom et d’un adjectif [le seul que j’ai rencontré est compte rendu]. Cela s’explique facilement : quand un nom est accompagné d’un adjectif, la présence de ce dernier n’en change généralement pas le sens; il ne fait que lui ajouter une qualité qui ne le définit pas (qu’une table soit rectangulaire, basse, bancale ou pliante n’en change pas la nature, elle reste une table). Autrement dit, la combinaison (adjectif + nom/nom + adjectif) n’est généralement pas sentie comme une unité de pensée distincte, comme une réalité différente de celle que désigne le nom auquel l’adjectif est associé et qui, de ce fait, serait définie autrement. C’est pourquoi, dans un dictionnaire de langue, vous ne trouverez en entrée ni règlement municipal, ni patinoire extérieure, ni magnifique spectacle, ni long parcours, ni roman historique, ni élection présidentielle. Je ne vous apprends rien là, j’en suis sûr.

Dans un dictionnaire, on ne trouve, à quelques exceptions près (2), que des lexies simples, ou unités du lexique formées d’un seul élément. Je parle ici, vous l’aurez compris, des dictionnaires de langue générale et non des dictionnaires spécialisés, car ces derniers (3) répondent aux besoins d’une catégorie bien particulière d’utilisateurs.

          Le fait qu’une lexie complexe n’ait pas sa propre entrée dans un dictionnaire ne signifie toutefois pas qu’elle en soit totalement absente. Elle peut fort bien se retrouver, par ex. dans le corps de l’article consacré au substantif et/ou à l’adjectif de la lexie en question, accompagnée ou non d’une définition. On la dit alors hors nomenclature (4).

Qu’en est-il de appropriation culturelle?

           Ce terme ne figure ni à la nomenclature du Larousse en ligne, ni à celle du Petit Robert 2017 [dernière édition que je me suis procurée]. Je l’y ai également cherché hors nomenclature, sans plus de succès. Peut-être l’est-il dans une édition plus récente. Cela serait à vérifier.

 Quel sens devrait-on alors attribuer à appropriation culturelle?

Pour répondre à cette question, il pourrait être utile de savoir ce qu’ajoute l’adjectif au substantif en question.

J’ai appris, dans ma jeunesse, que l’adjectif peut remplir deux fonctions fort différentes :

a) il peut servir à exprimer une qualité de la chose désignée par le substantif auquel il est joint et avec lequel il s’accorde [ex. un concert exceptionnel, une voiture rutilante] (l’adjectif était alors dit qualificatif);

b) il peut servir à dire la nature de la chose nommée [ex. une élection présidentielle; un roman historique] (l’adjectif était alors dit déterminatif).

Ouvrons ici une courte parenthèse.

Cette terminologie a évolué avec les années. Déjà, en 1980 (V. # 694, dans Le Bon Usage, 11e éd. revue, Duculot/ERP) qualificatif et déterminatif avaient acquis, sous la plume des grammairiens, un sens différent de celui qu’on m’avait appris. Je ne comprends pas très bien pourquoi, car, à ses heures, déterminatif peut vouloir dire « qui définit ». Mais passons.

Je vais donc continuer, question d’habitude, à attribuer à ces deux adjectifs le sens qu’on leur donnait quand j’étais jeune, car chacun d’eux dit bien ce qu’il veut dire.

Fermons la parenthèse.

Ce n’est que bien plus tard que j’ai pris conscience de l’existence de certaines lexies complexes (nom + adj.) où l’adjectif semble jouer un tout autre rôle, du moins en apparence.

Quand vous entendez parler d’un blessé GRAVE, vous savez fort pertinemment qu’il ne n’agit pas d’un blessé QUI NE RIGOLE PAS; par blessé LÉGER, on ne désigne pas un blessé QUI PÈSE MOINS DE 50 kg. Ces deux adjectifs qualifient la blessure et non la personne blessée. Personne n’en disconviendra. Et des exemples de ce genre, il y en a plus qu’on le pense. En voici d’autres :  chemise habillée, malade imaginaire, rue passante, tarif aérien, place assise. Ce n’est évidemment pas la chemise qui est habillée, mais bien la personne qui la porte; ce n’est pas le malade qui est imaginaire, mais bien la maladie dont il dit souffrir; ce n’est pas la rue qui passe, mais bien le piéton qui l’emprunte; ce n’est pas le tarif qui est aérien, mais bien le mode de transport; ce n’est pas la place qui est assise, mais bien la personne à qui cette place est réservée. Autrement dit, dans de telles constructions, l’adjectif est accolé à un nom auquel il ne se rapporte pas logiquement, mais avec lequel il s’accorde grammaticalement. OUF! Qui dit mieux!… Cette façon de faire, assez étonnante quand on s’y attarde, se rencontre assez souvent pour qu’elle se soit vue attribuer un nom : hypallage (Le Bon Usage, 14e éd., 2008, # 222).

Il arrive aussi que l’on accole à un substantif un adjectif qui change le sens du terme ainsi créé. Je pense par exemple à livre blanc. L’adjectif ici utilisé ne nous renseigne ni sur la couleur de la couverture du document en question ni sur celle du papier utilisé. Le papier est normalement blanc. Tout livre mériterait donc d’être ainsi qualifié. Mais, quand on dit livre blanc, on a autre chose en tête. On peut même se demander s’il s’agit réellement d’un livre… Il en est de même quand on parle d’un livre vert (5). C’est sans parler des boîtes noires, ces enregistreurs de vol, qui sont tout sauf noires. Elles sont oranges!  Ou encore de la glace noire, qui est tout sauf noire. Elle est transparente.

Un bien grand détour, direz-vous.

Si j’ai fait ce détour par le royaume des adjectifs, ce n’est pas sans raison. Je cherche à savoir ce qu’ajoute l’adjectif culturelle au substantif appropriation.

  • S’agit-il d’un adjectif qualificatif?…
  • Ne serait-ce pas plutôt un adjectif déterminatif?…
  • Et si, par hasard, c’était un adjectif construit en hypallage, quel serait alors le mot sous-entendu?…
  • Se pourrait-il que, dans la lexie en question, il confère à cette dernière un sens qui n’aurait rien à voir avec le sens de chacun de ses éléments constitutifs?

Clarifions dès maintenant certains points.

Étant donné que, dans appropriation culturelle, l’adjectif peut être remplacé par un groupe prépositionnel (i.e. préposition + son régime : de + culture), cet adjectif ne peut pas être dit qualificatif; il est donc déterminatif (6). Déterminatif soit du nom auquel il est accolé, soit, s’il est construit en hypallage, d’un nom sous-entendu. Soit. Mais se pourrait-il qu’à l’instar de l’adjectif dans livre blanc ou livre vert il confère à appropriation culturelle un sens qui dépasse celui de ses éléments constitutifs?…  Difficile à dire en l’absence d’une définition « bien » campée dans un dictionnaire.

Depuis quand parle-t-on d’appropriation culturelle?

Vu que ce terme ne figure ni dans la nomenclature ni hors nomenclature des dictionnaires de langue générale dont je dispose (i.e. parus avant 2018), son apparition dans la langue courante doit être récente. Mais est-ce bien le cas?…

Pour le savoir, il suffit d’interroger Ngram Viewer dont les capacités sont certes limitées mais tout de même fort pertinentes. Si l’on en croit le graphique obtenu (Voir ICI), le terme appropriation culturelle aurait fait son apparition au début des années 1960. Sa popularité n’a cessé de croître jusqu’en 2003. Puis, pour une raison que j’ignore, son utilisation a décru durant une décennie, avant de regagner en popularité à partir de 2013. Pour nous, Québécois, c’est surtout à partir de 2018 que ce terme a pris de l’importance. Nous y reviendrons.

Mais la fréquence d’emploi d’un terme ne dit rien du sens que les locuteurs lui attribuent. Surtout en l’absence d’une définition dans le dictionnaire. J’irais même jusqu’à dire : « Même en présence d’une définition dans le dictionnaire », car, même si cela peut vous paraître inimaginable, inconcevable, cette définition peut fort bien ne pas être exacte. J’en veux pour preuve celle qu’à compter de 1977 le Petit Robert a donné au mot molarité. Il a mis plus de 30 ans pour en arriver, après bien des tentatives, à le définir correctement (Voir ICI). On pourrait en dire autant du mot fjord (7).

Revenons donc à nos moutons. Et tâchons de savoir quel sens il faudrait donner à appropriation culturelle

Nous l’avons vu, l’adjectif culturelle détermine le substantif auquel il est associé, car cette lexie peut être reformulée de la façon suivante : appropriation de la culture. Soit. Mais qu’entend-on par là?

Quand je me suis posé cette question, m’est alors revenue en mémoire l’histoire d’Archibald Stansfeld Belaney, un Anglais d’origine (1888 – 1938). Ce nom ne vous dit fort probablement rien. Pas plus que celui de Grey Owl. N’en soyez pas désolé. Cela ne fait pas de vous une personne inculte.

C’est en 1999 — donc bien après sa mort — que l’histoire d’Archie a pour ainsi dire refait surface. Richard Attenborough en a fait un film, avec Pierce Brosnan dans le rôle-titre. (Voir ICI). Ce film raconte l’histoire d’Archie, qui, à 17 ans, quitte l’Angleterre pour le Canada. Il finit par aboutir dans le nord de l’Ontario, où il devient trappeur. C’est alors qu’il fait la connaissance des Ojibwés, ce peuple autochtone, qui le fascine au point d’apprendre leur langue et de se familiariser avec leur coutumes et traditions. Il épouse même une jeune ojibwée. À l’âge adulte, Archie s’invente une identité amérindienne et prend le nom de Grey Owl.

Ce faisant, il n’a aucunement l’intention de leurrer les gens, de s’approprier la culture des Ojibwés. Il croit en la mission s’il s’est fixée et qui est celle de ces Amérindiens : protéger la nature (Voir ICI).

Il fut même reçu par le roi George VI et ses deux filles, Elisabeth (celle qui allait devenir reine) et Margaret. Il posa pour le célèbre photographe canadien d’origine arménienne, Yousuf Karsh. Tout cela pour vous dire que ce n’était pas un deux de pique (façon toute québécoise de dire que ce n’était pas une « Personne sans importance »).

Sa véritable identité ne fut révélée qu’après sa mort.

Peut-on vraiment, dans ce cas particulier, parler d’appropriation culturelle? En s’inventant une identité amérindienne, en vivant comme les Ojibwés, en s’habillant comme eux, en vivant comme eux et en défendant leur cause, Archie ne s’est-il pas approprié leur culture?… On pourrait le penser. Mais, si tel est le cas, comment expliquer qu’il n’ait jamais été, ni de son vivant ni après sa mort, accusé d’un tel méfait? Serait-ce parce qu’il a vécu à une époque où le terme appropriation culturelle n’avait pas encore cours? — N’oublions pas qu’Archie est mort en 1938. — Ou est-ce parce qu’une telle réalité n’était pas encore un méfait?… Qui sait?

Poursuivons donc notre quête du sens à attribuer à ce terme.

À défaut d’une définition dans le dictionnaire, où pourrait-on en trouver une? De nos jours, la réponse est toute trouvée : sur Internet. Je ne serais pas surpris que certains se risquent même à répondre : sur les réseaux sociaux. Pas surpris, mais certes désolé! D’autres se fieraient à ce qu’en disent des journaux, des magazines, etc. En oubliant peut-être que ce n’est sans doute que l’opinion du rédacteur… (8)

Appropriation culturelle, selon Wikipédia

Sous la plume du rédacteur (ou des rédacteurs) anonyme(s) de cette fiche, Wikipédia (Voir ICI) distingue le sens qu’apparemment on lui attribuait à l’origine de celui qu’on lui attribue aujourd’hui. Soit. Mais encore…

À l’origine

« L’appropriation culturelle désignait à l’origine l’utilisation d’éléments matériels ou immatériels d’une culture par les membres d’une autre culture, dont l’acquisition d’artefacts d’autres cultures par des musées occidentaux. »

À l’origine… mais à l’origine de quoi, au juste? À l’origine de ce qui est décrit ou à l’origine de l’emploi du terme?… Ce sont là deux réalités bien différentes, vous en conviendrez.

À remarquer que le mot utilisation, terme générique employé pour décrire cette opération, est un mot neutre. Il n’y avait donc à l’origine rien de répréhensible, d’illégal, de malhonnête dans le fait de s’approprier (i.e. utiliser) quelque chose appartenant en propre à une autre culture. Les musées occidentaux qui ont fait l’« acquisition d’artefacts » n’auraient donc rien à se reprocher. C’est du moins ce que le texte nous dit. Si tel est vraiment le cas, comment expliquer que la Grèce réclame au Royaume-Uni, et ce, depuis près de deux siècles, la restitution d’une partie de la frise du Parthénon conservée au British Museum? La seule explication serait que la définition qu’en donne Wikipédia ne colle pas très bien à la réalité. Soit dit en passant, d’autres parties de cette frise se trouvent au Louvre et au Vatican. La Grèce les leur a-t-elle réclamées? Je ne saurais dire.

De plus, si l’on se donne la peine de chercher, dans des textes publiés dans les années 1960, des occurrences du terme appropriation culturelle suivi d’un complément du nom, on se rend vite compte que le sens que les utilisateurs lui attribuent est loin de correspondre à ce que Wikipédia en dit (9).

Aujourd’hui

« L’appropriation culturelle se réfère souvent aujourd’hui à l’idée que l’utilisation d’éléments d’une culture par les membres d’une culture dominante ou jugée néocoloniale serait intrinsèquement irrespectueuse. »

Souvent? Soit. Mais dans les autres cas que désigne-t-il?… Your guess is as good as mine, comme on dit en grec!

Aujourd’hui?  Veut-on dire par là depuis que le terme a fait son apparition, i.e. depuis le début des années 1960? Peut-être.

Vous aurez certainement remarqué que « l’utilisation d’éléments d’une culture par les membres d’une autre culture » [ce qu’était apparemment l’appropriation culturelle à l’origine] se voit aujourd’hui associée à des termes fortement chargés, négativement chargés devrais-je dire : dominant, néocolonial, irrespectueux. Tout, en somme, pour nous faire rejeter d’emblée ce que l’on considère être aujourd’hui de l’appropriation culturelle. Autrement dit, aucune forme d’appropriation culturelle n’est de nos jours acceptable. Mais…

Mais ce qu’en dit Wikipédia reflète-t-il l’idée du rédacteur de la fiche ou l’idée que l’ensemble des locuteurs francophones s’en font? La question se pose. Et elle se pose d’autant plus que l’on utilise ce terme à toutes les sauces, comme on dit chez-nous pour signifier : à tout propos, de toutes les manières. On pourrait même aller jusqu’à penser que l’on appelle appropriation culturelle tout ce qu’on voudrait voir condamné. On l’utilise sans même s’assurer du caractère offensant de l’emploi incriminé. Il suffit, semble-t-il, qu’une seule personne se sente visée et le fasse savoir pour que l’on crie haro sur le baudet. Nous y reviendrons.

Mais d’abord, tentons de préciser à partir de quand l’appropriation culturelle est devenue disons… « persona non grata ».

Nous avons vu, grâce à Ngram Viewer, que l’utilisation de ce terme a connu un regain de popularité à partir de 2013. Sans que, pour autant, l’on sache si c’est un événement en particulier qui est à l’origine de ce regain ou si ce regain est associé à la  nouvelle acception du terme. Il ne faut jamais oublier qu’étant donné que le terme ne figure pas dans le dictionnaire, il faut, pour savoir ce qu’il peut vouloir dire, se rabattre sur l’emploi qu’on en fait ou la définition qu’on en donne à l’occasion. Tout en gardant à l’esprit, la dérive possible du sens que chaque utilisateur peut, dans de telles circonstances, lui attribuer. Bien involontairement, cela va sans dire. Mais néanmoins réelle.

Au Québec, c’est plutôt en 2018 que le tout a commencé. Et il est même possible de pointer du doigt les événements déclencheurs de cette crise, que l’on dit d’appropriation culturelle.

Que s’est-il donc passé cette année-là?  

« À l’été 2018, deux pièces de Robert Lepage [KANATA et SLAV], ont été annulées coup sur coup après avoir causé un tollé autour de la question de l’appropriation culturelle ».

Voilà! Le mot est lâché. Il y aurait eu appropriation culturelle!

1-KANATA entendait « présenter une relecture de l’histoire du Canada à travers les rapports entre les Blancs et les Autochtones ».

L’absence de comédiens issus des communautés autochtones est alors très mal vue. On crie à « l’appropriation de l’héritage culturel des Premières Nations » (Voir ICI).

Donc quelque chose à ne plus faire, voire (ou voire même) à condamner. Pour pouvoir jouer le rôle d’un autochtone, il faut dorénavant et impérativement en être un. Pas question de recourir à un « Blanc ». Je me demande si l’on ne charrie pas un peu trop, si l’on n’a pas perdu le nord. Ce principe, nouvellement établi, Robert Lepage l’a transgressé.

Une question se pose ici : Robert Lepage a-t-il vraiment fait sienne, s’est-il approprié la culture des Amérindiens en n’engageant pas de comédiens d’origine autochtone? Euh!… S’est-il, ce faisant, montré volontairement irrespectueux envers les autochtones? L’idée me paraît, à première vue du moins, disons… étonnante. Car…

Car si tel est le cas…

–   cela voudrait dire que, dorénavant, pour jouer les rôles de Renato et d’Albin, dans La cage aux folles, il faudra engager des homosexuels déclarés, autrement dit des membres reconnus de la communauté LGBTQ2S+ (Lesbiennes, Gais, Bisexuels, Transgenres, en Questionnement et Bispirituels), à défaut de quoi on sera autorisé à parler d’appropriation culturelle. Autrement dit, il n’est plus question de jouer un homosexuel, il faut en être un?… Est-ce moi qui, cette fois-ci, charrie un peu trop?… Je ne fais pourtant qu’étendre l’application du principe invoqué (10).

Si tel est vraiment le cas…

–  cela voudrait dire que l’opéra de Francis Poulenc, Dialogues des carmélites, ne pourrait plus jamais être présenté sans que l’on crie à l’appropriation culturelle, car jamais de vraies carmélites ne monteront sur scène. On aurait pu le craindre, mais, fort heureusement, pour le plus grand plaisir des amateurs d’opéra, les mères prieures n’ont pas encore crié à l’imposture. Encore moins utilisé les réseaux sociaux! (11)

2-  SLAV, la seconde pièce de Robert Lepage à être annulée en 2018,  est « une incursion dans l’univers des chants d’esclaves ».

L’idée de départ (12) était fort intéressante, mais le tout a déraillé parce que…

Parce que seulement deux des six choristes étaient des Noir(e)s. Un manque flagrant de représentativité, au dire des détracteurs. L’acte d’accusation était tout trouvé : on a osé « utiliser l’héritage culturel de la communauté noire dans un spectacle sur l’esclavage créé par des Blancs pour des Blancs. »

Ce qui devait arriver arriva : le spectacle fut annulé.

Robert Lepage aurait, bien malgré lui, mis le feu aux poudres. Et il n’a pas fallu attendre bien longtemps pour que bien d’autres s’inspirent de sa prétendue maladresse.

En 2018, l’appropriation culturelle — ou son apparente dérive — venait de faire son apparition dans mon coin de pays. Mais elle avait vu le jour ailleurs…

À SUIVRE…

Maurice Rouleau

(1)  Vous êtes-vous déjà demandé pourquoi on ne parle jamais de *culturelle appropriation[L’astérisque indique une construction non reconnue par l’USAGE.] Sans doute que non, car on nous apprend à utiliser la langue d’une certaine façon, supposément la bonne, mais jamais à la remettre en question, même s’il n’y a rien de mal à le faire.

Ceux qui seraient intéressés à en savoir plus sur l’emploi de l’adjectif et sa place dans une lexie complexe peuvent toujours lire Le CIO ou l’ordre des adjectifs en français (Voir ICI). L’auteur y montre que tous les adjectifs ne sont pas égaux devant l’USAGE.

(2)  Il arrive qu’une lexie complexe (unité lexicale composée de plus d’un élément) fasse l’objet d’une entrée dans le dictionnaire, mais la logique derrière la décision du lexicographe de l’y inclure n’est pas toujours évidente.

Je me demande par exemple pourquoi on trouve en entrée chemin de fer, mais pas voie ferrée; pourquoi on y trouve pomme de terre, mais pas pomme de pin ni pomme d’Adam. Que l’on n’y trouve pas pomme de route, cela s’explique facilement : c’est un québécisme qui s’utilisait pour désigner le crottin de cheval que l’on trouvait sur les voies publiques. Ce que l’on ne trouve plus depuis que le cheval fonctionne à la vapeur (cheval-vapeur).

Qu’est-ce qui vaut à telle lexie, mais pas à telle autre, le droit d’avoir sa propre entrée? Je me le demande.

(3)  Dans La facture des principaux dictionnaires médicaux français : point de vue d’un traducteur (V. https://doi.org/10.7202/004003ar), l’auteur compare la facture de ces dictionnaires de spécialité avec celle des deux principaux dictionnaires de langue générale, Le Petit Robert et Le Petit Larousse. Il y montre, entre autres, que le pourcentage de NOMS qui y sont mis en entrée est de beaucoup supérieur (88 % contre 62 %); que le pourcentage d’ADJECTIFS y est de beaucoup inférieur (9% contre 22 %); que celui des VERBES y est presque nul (0,1 % contre 11 %); que les adverbes, les prépositions, les conjonctions, les pronoms, les interjections brillent par leur absence (dans les dictionnaires de langue, ils totalisent un peu plus de 3,5 % des entrées).

(4)  Dans le Petit Robert, on trouve…

  • chou chinois sous chou (premier élément de la lexie), mais PAS sous chinois;
  • unité lexicale sous lexical (second élément de la lexie) mais PAS sous unité;
  • voie ferréesous voie ET sous ferré (premier et second éléments de la lexie);
  • examen prénuptial sous examen ET sous prénuptial (premier et second éléments de la lexie).

La logique derrière le choix de l’emplacement d’une telle lexie complexe n’est pas évidente. Cette différence de traitement — à première vue aléatoire — rend plutôt ardue la recherche d’une lexie complexe dans ce dictionnaire.

Il arrive à l’occasion qu’une lexie complexe dite hors nomenclature soit définie dans le corps de l’article où le lexicographe l’a inscrite. Mais, sans que l’on sache trop pourquoi, le choix de l’emplacement de sa définition est variable : Livre blanc, sous le substantif; examen prénuptial, sous l’adjectif; chou palmiste sous palmiste, substantif en apposition.

Il arrive aussi qu’aucune définition ne soit fournie [ex. Diabète gras que l’on trouve sous diabète (nom); boucherie chevaline sous chevalin (adjectif); tarif aérien sous tarif (nom)]. Encore là, la logique derrière cette décision n’est pas claire.

(5)   « En qualifiant de livre BLANC un document, le gouvernement révèle ses intentions. Le livre blanc peut accompagner et expliquer un projet de loi, annoncer une mesure administrative ou exposer un programme qui se réalisera dans une série de textes législatifs. Pour le gouvernement, l’affirmation de certains principes et la divulgation de ses intentions n’excluent pas la tenue de consultations sur le livre blanc et sur le projet de loi qui en découlera.

À la différence du livre blanc, le livre VERT est employé lorsqu’aucune position n’est privilégiée ou défendue par le gouvernement. Sur un problème donné, l’exécutif souhaite plutôt lancer la discussion afin qu’une position puisse émerger. Le livre vert est essentiellement un outil de consultation ou un document de travail. » (Source)

(6)  C’est un des moyens reconnus pour différencier un adjectif qualificatif d’un adjectif déterminatif. Pour en savoir plus sur les autres moyens, voir ICI.

S’il est possible de remplacer l’adjectif dans élection présidentielle par d’un président (i.e. une préposition suivie d’un nom, ce que la grammaire appelle groupe prépositionnel), il n’est pas possible d’en faire autant avec l’adjectif dans élection hâtive.

 L’adjectif présidentiel dit la nature de la chose (caractéristique stable, invariable), alors que hâtif est une caractéristique qui ne définit pas la chose : une élection peut aussi bien être tardive, attendue, précipitée, générale, partielle que hâtive (caractéristique variable).

(7)    Le Petit Robert de 1967 définit fjord de la façon suivante : « Golfe s’enfonçant profondément à l’intérieur des terres en Scandinavie et en Écosse ». Si l’on en croit ce dictionnaire, il n’existait de fjords que dans ces pays! J’avais pourtant entendu mon professeur de géographie parler du fjord du Saguenay.

Il a fallu attendre la parution du Nouveau Petit Robert (en 1993) pour que la définition de ce mot colle mieux à la réalité. Fjord est alors plus justement défini : « Ancienne vallée glaciaire envahie par les eaux marines durant la déglaciation, caractéristique des côtes scandinaves et écossaises ».

Vous aurez remarqué l’emploi de l’adjectif caractéristique. Ce dictionnaire reconnait enfin (25 ans plus tard) l’existence de fjords ailleurs qu’en Scandinavie et en Écosse.

(8)  Voici deux exemples de définition du terme appropriation culturelle/cultural appropriation :

  • « Il y a donc appropriation culturelle, lorsqu’un groupe social dominant déterminé utilise ou adopte des habitudes, pièces vestimentaires, objets ou des comportements spécifiques d’une culture infériorisée. » (Source)
  • « In short: Cultural appropriation is when somebody adopts aspects of a culture that’s not their own. »  « A deeper understanding of cultural appropriation refers to a particular power dynamic in which members of a dominant culture take elements from a culture of people who have been systematically oppressed by that dominant group. »  (Source

(9)   Quel emploi faisait-on d’appropriation culturelle au début des années 1960? Tout ou presque pouvait faire l’objet d’une appropriation culturelle. En voici quelques exemples glanés ici et là. On a parlé de l’appropriation culturelle de…

  • l’école par la classe instruite;
  • du Message évangélique par l’homme africain;
  • d’un milieu naturel; d’un sanctuaire;
  • du monument et de son site;
  • du monde, de la science, de l’espace;
  • de la tradition philosophique, du changement technologique, du travail et des techniques.

Chacun utilise ce terme au sens qu’il veut bien lui donner, s’imaginant que son lecteur lui attribuera le même sens et, par conséquent, saisira le message qu’il veut lui transmettre. Ce qui est loin d’être assuré.

(10)  Si aujourd’hui Sarah Bernhardt pouvait revenir du royaume des morts, elle ne pourrait plus, comme elle l’avait fait au tout début du XXe siècle, « incarner » l’Aiglon [« surnom donné au fils de Napoléon Ier, également popularisé par le drame du même nom d’Edmond Rostand (1900) »] sans que l’on crie à l’appropriation culturelle. Elle n’a tout simplement pas les attributs nécessaires pour personnifier un homme!

(11)  Cet opéra a été régulièrement présenté depuis 2018 : à l’Opéra Grand Avignon; en 2019; à l’Opéra Royal de Suède; en 2021, à l’Opéra de Francfort; en 2022, à l’Opernhaus Zurich. Il est au programme de l’Opéra Royal Wallonie-Liège, pour l’année 2023. (Source)

(12)  Voici comment était présentée cette pièce de Robert Lepage :

« SLAV tisse des liens de manière universelle entre différentes pages d’histoire connues et moins connues — ou volontairement oubliées — qui ont mené l’humanité à asservir des peuples.

Abondamment illustré, le spectacle nous transporte des origines antiques de l’esclavage à la traite négrière, de la ségrégation des noirs américains à leur émancipation, puis à l’incarcération massive et l’esclavagisme moderne. Des réalités pour lesquelles notre société porte encore aujourd’hui l’odieux et les cicatrices.

En somme, un spectacle musico-théâtral hautement visuel, un hommage à la musique comme outil de résilience et d’émancipation. »   (Source)

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S’approprier (accord du participe passé)

 

Ils se sont appropriés le titre de…

Ils se sont approprié le titre de…

 Divergence de vues

 

N.B. À moins d’indication contraire, tout nombre mis entre parenthèses et précédé d’un croisillon, ou carré [ # ] (à ne pas confondre avec un dièse [ ♯ ]), renvoie à un article du Bon Usage de Maurice Grevisse (11e éd. revue, 1980, Duculot/ERP).

 

« Le public et les peintres se sont appropriés ce terme… »
« Ils se sont appropriés le titre de docteur. »

S’agit-il de l’amorce d’un prochain BILLET ou de deux FAUTES d’accord?

Voilà le commentaire qu’un correspondant m’a récemment fait parvenir. Je lui ai répondu sur-le-champ : « Je dirais : un peu des deux. »

Je suis bien conscient que cette réponse, on ne peut plus laconique, ne comblera mon correspondant qu’à moitié, peut-être même pas du tout. Pour ne pas le laisser croire que c’est une façon polie d’écarter du revers de la main son  commentaire que je pourrais trouver embarrassant, j’ai décidé de faire d’une pierre deux coups : rédiger un BILLET dans lequel je tenterais de le convaincre que je n’ai pas fait de FAUTES. Grosse mission ou mission impossible?… À vous de juger.

Voici donc ma réponse détaillée.

Clairement, l’accord qu’en toute connaissance de cause j’ai fait du participe passé de s’approprier ne plaît pas à mon correspondant. Il y voit une faute. C’est du moins ce que je comprends de son commentaire, qui se veut poli. Alors lequel des deux a raison? Lui ou moi? Si, évidemment, seul l’un des deux a tort.

Étant présumé fautif, c’est à moi de me défendre.

Aurais-je fait une faute d’inattention?… Toujours possible, j’en conviens. Qui n’en a jamais fait?… L’excuse — si l’on peut appeler cela une excuse — est d’ailleurs toute trouvée : Errare humanum est. Soit. Mais… faire la même faute deux fois, dans le même texte, à quelques phrases d’intervalle, est-ce vraiment de l’inattention, de la distraction? Non, direz-vous. Et vous n’auriez pas tort. Vous y verriez, j’imagine, de l’ignorance. De l’ignorance crasse?… N’exagérons rien. Ce serait plutôt de la méconnaissance (mot moins fortement connoté qu’ignorance). Méconnaissance des règles d’accord du participe passé. Méconnaissance dont Vaugelas, dans ses Remarques sur la langue françoise [sic], se plaignait déjà en 1647 :

« En toute la Grammaire Françoise, il n’y a rien de plus important, ny de plus ignoré. Je dis, de plus important, à cause du frequent vsage des participes dans les preterits [ancien terme pour dire : temps au passé], et de plus ignoré, parce qu’vne infinité de gens y manquent. »

   Si, encore aujourd’hui, on trouve à s’en plaindre à l’occasion [ce que mon correspondant semble faire], c’est que cette règle doit être plutôt alambiquée. Et que la maîtrisant mal, j’aurais fait une erreur. Une double erreur.

Mais est-ce vraiment ma méconnaissance de la règle en question qui expliquerait cette présumée double faute? Je dis présumée, car il est un principe qui veut que toute personne mise en cause soit considérée innocente tant que sa culpabilité n’est pas clairement établie.

Alors… en supposant que l’accusation est recevable, quelle pourrait-être ma ligne de défense?… Que diriez-vous de : « Si ce n’était tout simplement pas une faute, mais plutôt une divergence de vues »? Euh!…

« La parole est à la défense. »

Entendons-nous d’abord sur le sens du mot faute.  

Pour moi — tout comme pour mon correspondant, j’en suis sûr —, une faute, c’est un « manquement à la règle », chacun considérant qu’il y a faute quand il y a écart entre ce qui doit et ce qui est. Par ce qui doit, j’entends ce qui nous a été enseigné et que nous nous devons de respecter; par ce qui est, l’usage que les autres font de cet enseignement. Je dis les autres parce que personne ne fait délibérément une faute. Ni vous, ni moi. La faute, c’est toujours l’autre qui la fait.

Jusque-là, je dirais que mon correspondant et moi sommes sur la même longueur d’onde : tout écart à ce que chacun de nous a appris — ou compris — constitue une faute aux yeux de l’autre.

Le désaccord, apparent ou réel, entre mon correspondant et moi tiendrait donc essentiellement à la nature de ce qui doit.

Ai-je vraiment fait une faute? Pire… une double faute?

Si vraiment faute il y a, ce n’est pas une faute d’inattention, je l’ai déjà dit. C’est sciemment que j’ai fait l’accord, présumé fautif, est-il besoin de le préciser. Serait-ce alors une faute intelligente, ce genre de faute que la logique nous commande de faire, mais qui contrevient, sans qu’on le sache, aux diktats des régents? (Voir ICI) La chose est possible, mais à une condition : ne pas connaître la règle d’accord. Sinon, ce serait leur faire un pied de nez. Ce que je n’oserais jamais faire, vous l’imaginez bien. Mon correspondant, non plus, j’en suis sûr.

Où est donc l’erreur? Tout se ramène, semble-t-il, à une simple question de grammaire. Mais… comment cela pourrait-il être possible? Y aurait-il deux règles qui se contredisent?… À moins qu’il s’agisse d’une seule règle dont l’interprétation serait laissée à la discrétion de son utilisateur. Si tel était bien le cas, ce serait drôlement dérangeant. Voyons voir.

Règle d’accord du participe passé

Cette règle est-elle aussi alambiquée qu’on le prétend? Assurément pas. Rappelez-vous ce que dit la grammaire :

–  Le participe passé conjugué avec être s’accorde en genre et en nombre avec le sujet du verbe (# 1907) : Vos raisons sont admises. Ils sont arrivés hier.

–  Le participe passé conjugué avec avoir s’accorde en genre et en nombre avec son objet direct quand cet objet le précède (# 1909) : J’avais prévu ces conséquences. Ces conséquences, je les avais prévues. (Voir ICI, pour plus de détails.) 

Il n’y a là rien de bien compliqué, vous en conviendrez. Du moins en apparence.

Comment expliquer alors que son application soit si souvent prise en défaut? C’est que… les apparences sont souvent trompeuses. À preuve, les deux cas particuliers d’accord du participe sur lesquels je me suis déjà penché : 1) quand le complément d’objet est en [Voir ICI]; 2) quand le complément est gens [Voir ICI]. 

Et ce ne sont pas les deux seuls, je vous prie de me croire. Le Bon Usage regroupe les cas d’exception sous l’intitulé Règles particulières. Elles ne couvrent pas moins de 38 pages et font l’objet de 35 articles (# 1911 – 1946)! Alors, dire que ces règles sont alambiquées peut difficilement être qualifié d’exagéré. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle leur enseignement semble toujours s’imposer. Même à des traducteurs en exercice!…

C’est d’ailleurs parmi ces règles particulières que se trouvent celles du participe passé des verbes pronominaux. Est-ce à dire que, pour ne pas faire de faute d’accord, il suffit de les connaître et de les appliquer tout bonnement? On le souhaiterait, mais tous ne semblent pas du même avis. J’en connais au moins deux, grammairiens de leur état, qui ont déjà souhaité qu’il en soit autrement. Je parle ici de René Georgin (1888-1978) (1) et de Joseph Hanse (1902-1992) (2). Ils ont tous deux, sans grande surprise, passé l’arme à gauche sans avoir vu leur rêve devenir réalité. 

Voyons ce qui, à leurs yeux, méritait d’être simplifié et qui ne l’est toujours pas.

Les verbes pronominaux

Même si, du point de vue de leur forme, tous les pronominaux se ressemblent à s’y méprendre : ils se construisent tous avec un pronom de la même personne que le sujet, du point de vue du sens qu’ils véhiculent, il en est bien autrement.

Pour les décrire, les régents ont fait preuve de beaucoup de créativité lexicale. La terminologie varie selon l’ouvrage consulté; ce qui complique l’existence de celui qui, ne se contentant pas d’une seule source, décide d’en consulter d’autres. On rencontre : verbe pronominal réfléchi, non réfléchi, réciproque, subjectif, passif ou de sens passif, proprement dit ou encore verbe essentiellement ou accidentellement pronominal. Et le nom donné au pronom qui caractérise tout verbe pronominal est à l’avenant : pronom réfléchi, conjoint, censément préfixé ou encore agglutiné. Le buffet est dressé, pourrait-on dire. À vous de choisir. Moi, j’ai opté, non sans raison(s) (3), pour conjoint.

Accord de leur participe passé

L’accord du participe passé de ces différents pronominaux présente, lui aussi, vous l’imaginez bien, quelques pièges. Sans eux, la langue française ne saurait être ce qu’elle est. Certains ont même l’outrecuidance de prétendre que c’est ce qui fait sa beauté! Mieux vaut, je vous dirais, entendre cela qu’être sourd!  Et ce, même si les régents font tout pour nous convaincre du contraire. La différence d’accord tient, selon eux, à l’analysabilité du pronom conjoint. Tout simplement. Vous l’analysez et le problème est réglé! Vous en doutez?… Voyez par vous-mêmes.

A-   Si ce pronom NE PEUT PAS être analysé comme un complément d’objet, l’accord du participe se fait en genre et en nombre avec le sujet.

C’est clair, net et précis. Soit. Mais de quels genres de verbes pronominaux parle-t-on ici?

– Des pronominaux de sens passif : Cette maison s’est vendue à bas prix (= a été vendue à bas prix).

– Des verbes essentiellement pronominaux, i.e. ceux qui n’existent que sous la forme pronominale : Ils se sont souvenus de cet accident.

À une exception près, et une seule, nous dit l’Académie : s’arroger.  Nous y reviendrons.

– Des verbes, transitifs ou intransitifs, employés pronominalement : Elle s’est aperçue de son erreur. (Elle a aperçu [v. trans.] cet obstacle à la dernière minute.) / Des oiseaux se sont nichés dans des crevasses de la falaise (La cigogne a niché [v. intr.] au sommet de la vieille cheminée).

B-   Si ce pronom PEUT être analysé comme un complément d’objet, l’accord suit la règle qui s’applique aux participes employés avec l’auxiliaire avoirc’est-à-dire que le participe s’accorde uniquement si son complément d’objet direct le précède : Elles se sont lavées (elles ont lavé qui? Se, c’est-à-dire « elles-mêmes ». / Elles se sont lavé les mains (elles ont lavé quoi? Les mains / À qui? à Se, c’est-à-dire à « elles-mêmes »).

Il est vrai que, présentée ainsi, cette règle semble être d’une application fort simple. D’une simplicité enfantine, diront certains. Il suffit, semble-t-il, d’analyser la fonction du pronom conjoint, et le tour est joué…

Le différend qui est à l’origine de ce billet devrait donc pouvoir être réglé « en criant ciseaux », comme on dit couramment dans mon coin de pays (ailleurs on dira « en deux temps, trois mouvements »). Du moins en apparence. Si je dis en apparence, c’est que Grevisse nous sert une mise en garde que je qualifierais de fort pertinente :

« Il est parfois difficile de discerner la valeur du pronom réfléchi [que moi j’appelle conjoint] dans les verbes pronominaux. » (# 1945)

Cette remarque m’amène à me demander si ce ne serait pas le cas du pronom dans s’approprier. Voyons voir.

Analyse du pronom conjoint dans S’approprier  

Ce pronom est-il analysable? Peut-on lui attribuer une fonction grammaticale? C’est la réponse à cette question qui décidera qui, de mon correspondant ou de moi, a raison. Si, évidemment, l’autre a tort.

Dans la phrase « incriminée » : Ils se sont appropriés le titre de…, le pronom se joue-t-il le rôle d’un complément d’objet. La réponse est NON. Ni d’objet direct (COD), ni même d’objet indirect (COI).

Il ne peut pas être un COD, car un verbe n’accepte deux compléments de même nature que s’ils sont coordonnés (ex. Il a reçu un foulard et des gants) ou séparés par une virgule (Il a reçu un foulard, des gants et une tuque). Dans la phrase incriminée, il n’y a qu’un seul COD et ce n’est pas le pronom se. C’est le titre de…

Ce pronom ne peut pas non plus être un COI. La phrase ne peut être reformulée de la façon suivante : ils ont approprié à eux (forme réfléchie) le titre de…. Approprier à quelque chose ou à quelqu’un se dirait, d’après Le Petit Robert, mais rarement. Ce n’est pas sans raison que, dans ce dictionnaire, cet emploi est précédé de la marque d’usage Didact. Moi, je ne l’ai personnellement jamais rencontré, encore moins utilisé en tant que tel. Et vous?…  

Si s’approprier n’est pas un verbe pronominal réfléchi, il ne peut qu’être pronominal non réfléchi ou subjectif. Et, dans un tel cas, la grammaire nous commande d’accorder le participe passé avec son sujet (4). Je ne peux donc pas avoir fait de faute, puisque j’ai appliqué cette règle à la lettre.

Il est un autre argument que je pourrais invoquer pour justifier ma façon de faire : s’approprier est, selon moi, un verbe essentiellement pronominal, i.e. qui n’existe qu’à la voix pronominale. Et en tant que tel, son participe passé s’accorde, nous dit la grammaire, avec son sujet : Elle s’est évanouie à cause de la chaleur (évanouir n’existe pas). Elle s’est souvenue de vous (souvenir n’existe pas).

Ai-je raison de considérer s’approprier comme un verbe de ce type? Voyons voir.

S’approprier : verbe essentiellement ou accidentellement pronominal?

Certains objecteront que ce verbe n’est pas, comme je le prétends,  essentiellement pronominal; que je fais erreur en le disant tel. Soit. Mais sur quoi se basent-ils pour dire que j’ai tort? Qui appellent-ils in petto à la barre?… Fort probablement leur Petit Robert!

En effet, dans ce dictionnaire, tout comme dans le Petit Larousse, tout verbe essentiellement pronominal se voit au premier coup d’œil : le pronom conjoint fait partie du mot vedette; il est mis entre parenthèses juste après le verbe : désister (se) / absenter (s’) / démener (se) / évanouir (s’). Quand le verbe n’est qu’accidentellement pronominal, le pronom conjoint n’est pas accolé au mot vedette, puisqu’il ne fait pas corps avec lui. Cet emploi particulier se trouve consigné ailleurs dans l’article. Et c’est précisément la façon dont le verbe mis en cause ici est présenté dans Le Petit Robert :

approprier [apʀɔpʀije] verbe transitif

  1.  Vx   Attribuer en propre à qqn.
  2.  Didact.   Rendre propre, convenable à un usage, à une destination.
  3.  (1548)   Cour.  Sapproprier : faire sien; s’attribuer la propriété de (une chose concrète ou abstraite).

C’est la preuve, irréfutable aux dires de certains, qu’il s’agit bel et bien d’un verbe accidentellement pronominal et qu’à ce titre son participe ne s’accorde pas avec le sujet, mais bien avec son COD si ce dernier le précède.

Voilà un argument que pourrait invoquer mon correspondant pour justifier l’accord qu’il aurait aimé m’avoir vu faire : Ils se sont approprié le titre de …. D’autant plus que, dans toute liste de v. essentiellement pronominaux, comme celle que présente l’OQLF (Office québécois de la langue française) s’approprier brille par son absence. Ce verbe ne peut donc être qu’accidentellement pronominal. L’accorder comme je le fais (i.e. avec son sujet) contrevient à ce que la grammaire nous enseigne (= ce qui doit). C’est donc moi le fautif.

Devrais-je faire mon mea-culpa?

Il vous faut savoir que battre ma coulpe n’est pas chez moi un réflexe conditionné. Une accusation  ne me fait jamais courir au confessionnal. Je n’ai pas la culpabilité facile, pourrait-on dire. Sauf évidemment quand la preuve est irréfutable. Ce qui, d’après moi, n’est pas le cas ici.

Il est vrai que, selon la grammaire, la règle d’accord du participe passé des verbes accidentellement pronominaux est la même que celle du participe passé employé avec l’auxiliaire avoir et qu’en conséquence je ne peux pas écrire : Ils se sont appropriés le titre de… Soit. Mais…

Mais prétendre que s’approprier est accidentellement pronominal parce que, dans Le Petit Robert, le pronom conjoint ne fait pas partie du mot vedette ou encore parce qu’il ne figure pas parmi les verbes reconnus essentiellement pronominaux, ne me convainc pas. Je m’explique.

Selon la grammaire (# 1388) : « Les verbes pronominaux subjectifs [ou non réfléchis] ont souvent, s’ils sont accidentellement pronominaux, une signification plus ou moins différente de celle du verbe à l’état simple. » Et les exemples cités (Apercevoir, s’apercevoir / Mourir, se mourir / Oublier, s’oublier / Plaindre, se plaindre) sont assez éloquents. Mais cette différence de sens dont parle Grevisse peut-elle aller jusqu’à être totale? Sans hésitation, je réponds NON. Pour qu’un verbe soit dit accidentellement pronominal, il faut qu’il ait le même sens qu’à la voix active, à quelques nuances près (ex. :  S’OUBLIER : ne plus penser à ce qu’on est/ OUBLIER : ne pas penser par négligence). Sinon, comment pourrait-on qualifier d’accident l’acquisition d’un sens qui diffère totalement de celui du verbe à la voix active? Moi, je n’appellerais pas cela un accident, mais plutôt une métamorphose, i.e. un « Changement de forme, de nature ou de structure, si considérable que l’être ou la chose qui en est l’objet n’est plus reconnaissable ».

Ne serait-ce pas le cas de approprier et s’approprier?

Pour le savoir, il suffit d’attribuer au verbe pronominal le sens qu’a le verbe à la voix active. Voyons ce que cela donne : Ils se sont appropriés le titre de… devient Ils ont « rendu propre, convenable à un usage, à une destination » le titre de… Clairement cette phrase n’a rien à voir avec la phrase utilisant le verbe pronominal. Dans cette dernière, le verbe veut dire s’attribuer la propriété de… Malgré leurs airs de famille, incontestables, approprier et s’approprier ne sont pas aussi parents qu’on le voudrait! C’est ce qui me fait dire que son emploi à la voix pronominale n’est vraiment pas accidentel. Qu’il s’agit bel et bien d’un verbe essentiellement pronominal, car il n’a ce sens qu’à la voix pronominale.

Mais, si, tout comme moi, mon correspondant n’a pas la culpabilité facile, il pourrait me rétorquer que mon propos ne tient pas la route; que Le Petit Robert me donne tort, car la première acception que cet ouvrage donne de ce verbe à la voix active est : « Attribuer en propre à qqn ». Conséquemment, employé de façon pronominale, il signifierait attribuer en propre à soi-même. Ce qui est le sens que reconnaît le dictionnaire à ce verbe employé pronominalement. S’approprier serait donc un verbe accidentellement pronominal et, à ce titre, son participe passé s’accorde avec le COD si ce dernier le précède et non avec le sujet, comme je le fais. Euh!…

 Devrais-je, dans mon meilleur anglais, m’écrier « Touché ** »? Je le pourrais, mais je ne le ferai pas. Pour la simple raison qu’il y a un hic. Peut-être devrais-je dire des hics.

** used to acknowledge […] the appropriateness of an argument, an accusation, or a witty point. (Merriam-Webster)

Le hic, c’est que le verbe approprier auquel on recourt pour justifier qu’il est accidentellement pronominal, est précédé, dans Le Petit Robert, de la marque d’usage Vx. Cette marque, ce dictionnaire l’accole, sauf erreur, à tout « mot, sens ou emploi de l’ancienne langue, incompréhensible ou peu compréhensible de nos jours et jamais employé, sauf par effet de style : archaïsme. »

Voir un procureur de la Couronne (ministère public) recourir, pour démontrer la pertinence de l’accusation, au sens d’un mot qui ne s’utilise plus, d’un mot qui, à la limite, serait de nos jours incompréhensible me semble fort risqué. Car l’avocat de la partie adverse pourrait appeler à la barre Maurice Grevisse, qui, lui, n’hésiterait pas témoigner que :

« dans un grand nombre de verbes pronominaux qui se présentent comme subjectifs [ou non réfléchis], on peut, en remontant à l’ancienne langue et à l’étymologie, découvrir un sens réfléchi […] Mais, pour le sens linguistique moderne, ces verbes ne sont plus pensés comme réfléchis : on peut donc les ranger au nombre des pronominaux non réfléchis. » (# 1386)

Ne serait-ce pas précisément le cas de s’approprier?… Il semble bien que oui.

Dans l’ancienne langue, le verbe approprier signifiait, nous dit Le Petit Robert, « Attribuer en propre à qqn ». Il pouvait donc, en ce temps-là, être utilisé à la forme pronominale et signifier : « attribuer en propre à soi-même ». Il était alors vraiment pronominal réfléchi. Mais de nos jours, approprier (à la voix active) n’a plus du tout ce sens. Il signifie plutôt : « Rendre propre, convenable à un usage, à une destination ». Il ne peut donc plus être pensé comme pronominal réfléchi. Il vaudrait mieux, nous dit Grevisse, le ranger parmi les pronominaux non réfléchis (ceux dont le pronom conjoint n’est ni objet direct, ni objet indirect, mais un simple morphème verbal). Et dans un tel cas, le participe passé s’accorde avec son sujet (# 1943). Et c’est précisément ce que j’ai fait. Je ne suis donc pas fautif.

Dans ce cas, ne serait-il pas plus pertinent de considérer que, de verbe accidentellement pronominal qu’il pouvait être autrefois, le verbe s’approprier est devenu, en raison de son changement de sens, un verbe essentiellement pronominal? Je me range derrière Grevisse et réponds OUI. Sans hésitation. Au fait, l’avez-vous déjà utilisé ou vu utilisé autrement qu’à la voix pronominale? Moi, jamais. D’ailleurs Le Petit Robert l’admet implicitement en ajoutant la marque d’usage Cour. à la construction pronominale de ce verbe. L’accord que j’ai fait de son participe est donc conséquent.

Le deuxième hic, dont l’importance n’est peut-être pas négligeable, c’est que, dans aucune des éditions du DAF, le verbe approprier n’a l’acception que mentionne Le Petit Robert, à savoir Attribuer en propre à qqn. Si l’on s’en sert pour justifier que le verbe est accidentellement pronominal, connaître la source de cette acception (portant la marque d’usage Vx) et la vérifier revêt alors une très grande importance. J’ai cherché autant comme autant. Mais en vain.  Conséquemment, cet argument perd de sa force, de sa pertinence. Jusqu’à preuve du contraire. 

Je me risque à parler d’un troisième hic.

Dans la première édition du DAF (1694), le verbe approprier se voit attribuer deux acceptions. La première, en tant que v. n. p. (ou verbe neutre passif); la seconde, en tant que v. a. (verbe actif) :

« Approprier, S’approprier  v. n. p. Usurper la proprieté de quelque chose. S’approprier un heritage. peu à peu il s’est approprié les biens dont il n’avoit que l’ administration.

On dit, S’approprier une pensée, s’approprier l’ouvrage d’un autre, pour dire, Se l’attribuer, s’en dire l’Autheur.

Approprier. v. a. Ajuster, ajencer, rendre propre. Il faut approprier cette chambre. il approprie bien son cabinet. il n’ y a qu’ à luy mettre cette maison entre les mains, il l’ aura bientost appropriée. »

Qu’est-ce qu’un v. n. p.? Les Académiciens de l’époque appellent « Verbes Neutres Passifs, Les verbes qui ne se conjuguent qu’avec les pronoms personnels, & marquent action & passion dans le mesme sujet. Comme, Se repentir, se souvenir. » (Voir ICI

Voilà qui est clair. Ce qui ne m’empêche pas de me poser la question suivante : De nos jours, comment qualifie-t-on les verbes qui, comme se repentir et se souvenir, ne se conjuguent qu’avec un pronom personnel réfléchi?  On les appelle des verbes… essentiellement pronominaux!

Peut-être devrais-je préciser que, dans le DAF (4e éd., 1762), les Académiciens s’expriment d’une façon plus explicite :

« APPROPRIER. v. a. Qui n’a d’usage qu’avec le pronom personnel mis pour à soi. Usurper la propriété de quelque chose. S’approprier un héritage. Peu à peu, il s’est approprié les biens dont il n’avoit que l’administration. »

Et, en 1797, Féraud, qui n’est pas reconnu pour être un béni-oui-oui, opine du bonnet :

« Le véritable emploi de ce verbe est avec le pron. pers. s’aproprier; usurper la propriété d’une chôse; s’aproprier un héritage. »

Vous comprenez qu’il m’est impossible, après cela, de le dire accidentellement pronominal. Là, c’est mon correspondant qui devrait s’écrier : « Touché ». 

Divergence de vues

Le différend qui m’oppose à mon correspondant tient, semble-t-il, à la façon que chacun de nous a de catégoriser ce pronominal. Moi, je le vois comme essentiellement pronominal. Lui, semble le voir comme accidentellement pronominal. Je dis semble, parce qu’il ne s’est jamais formellement prononcé sur le sujet. C’est moi qui lui mets ces mots dans la bouche. J’ose espérer, ce faisant, ne pas trahir sa pensée.

Mon correspondant voudrait-il, de guerre lasse, me concéder ce point, i.e. reconnaître que ce verbe est bel et bien, de nos jours, essentiellement pronominal, tout en continuant de dire que seul l’accord qu’il fait est bon, qu’il ne le pourrait pas. En effet, le seul verbe essentiellement pronominal reconnu par l’Académie dont le participe passé s’accorde avec son COD (et non pas avec son sujet) est s’arroger (5).

Mon correspondant ne peut que maintenir sa position : s’approprier est, encore de nos jours, un verbe accidentellement pronominal, verbe dont le participe passé ne doit pas s’accorder avec son sujet, mais bien avec son COD (6). Et ce, même si, à l’analyse, il peut difficilement être dit tel! 

Si l’Académie le dit…! Mais est-ce bien ce que l’Académie nous dit? (7)

Pourquoi tant de chinoiseries? Il serait tellement plus simple d’abonder dans le sens de Ferdinand Brunot. Voici la solution qu’il préconise dans son ouvrage La langue et la pensée :  

« Tout verbe de forme pronominale, que ce verbe soit actif, passif, réfléchi, réciproque, du moment qu’il est construit avec être, accorde, comme les verbes simples conjugués avec être, son participe passé avec son sujet […]

Il n’y a qu’une exception. Si le verbe peut être tourné par le participe avec avoir, et que le pronom SE […] ne soit pas complément d’objet direct, on applique la règle des verbes conjugués avec avoir. »  

Adopter cette règle serait, à n’en pas douter, la solution idéale. Plus personne ne ferait de faute. Trop simple toutefois pour être acceptée par les régents, car ils ne seraient plus les maîtres incontestés de toutes les aberrations, les anomalies, les inconséquences, les incongruités de la langue française. Choisissez le mot que vous préférez.  

J’allais oublier. J’ai peut-être fait une faute en écrivant : Ils se sont appropriés le titre de… Mais une faute… intelligente, à savoir une faute qui n’en est pas vraiment une. C’est que j’ai osé recourir à ma logique plutôt qu’à ma mémoire. J’ai oublié l’espace d’un instant que la langue et la logique ne font souvent pas bon ménage.

Je devrais donc faire mon Mea culpa, mea culpa, mea maxima culpa, comme je l’ai appris dans ma jeunesse, sans nécessairement y croire. Mais je n’y arrive pas. Devoir admettre que s’approprier est un verbe accidentellement pronominal quand en fait il a toutes les apparences d’un verbe essentiellement pronominal, c’est trop me demander. 

Maurice Rouleau

(1) Dans son ouvrage Difficultés et finesses de notre langue (Éd. André Bonne, Paris, 1952), René Georgin a consacré quelques pages à l’accord du participe passé. Il a intitulé son propos : AH! CES PARTICIPES PASSÉS ! (p. 105-111)

On peut y lire :

« L’accord du participe passé dans les verbes pronominaux est particulièrement délicat et demande tout un exercice de réflexion, toute une gymnastique grammaticale. » [Que voilà une façon fort élégante de dire qu’on s’y casse facilement les dents!]

Et il termine par :

« Toutes ces règles d’accord, singulièrement dans les verbes pronominaux, sont fort compliquées, pour ne pas dire un peu chinoises [s’il vivait encore, il serait assurément pris à partie pour avoir utilisé un tel adjectif et s’en excuserait sans doute], et il ne serait pas superflu d’y apporter quelques simplifications. Mais cela, c’est une autre histoire… »

(2) Dans son Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne (2e éd., Duculot, Paris – Louvain-la-Neuve, 1987), Joseph Hanse se penche lui aussi sur l’accord du Participe passé des verbes pronominaux. (p. 699-703)

On peut y lire :

« Autre cas d’une règle toujours contraignante et souvent respectée, à laquelle il faut sans doute encore se soumettre, mais qui est arbitraire, tardive, contraire à une tendance de l’usage classique et souvent transgressée dans le meilleur usage, même par d’excellents écrivains. Il faut donc souhaiter que, conformément à la logique, à l’histoire de la langue et à certaines tendances de l’usage actuel, on renonce à imposer cette règle et qu’on puisse accorder le participe avec le sujet, puisqu’il est conjugué avec être. »

(3) Je me vois mal en train de qualifier de réfléchi le pronom qui fait partie d’un verbe pronominal non réfléchi (ex. la tour s’est écroulée). J’aurais l’impression, désagréable, de tenir des propos irréfléchis. Simple question de logique, je vous dirais. J’ai la même réserve quand il s’agit d’un verbe pronominal de sens passif (ex. sa maison s’est vendue rapidement) ou encore, mais à un degré moindre, quand il s’agit d’un v. pronominal réciproque, car l’action d’un tel verbe est exercée sur l’autre et non, à proprement parler, sur soi-même (ex. Ils se sont encore battus).

Quant à censément préfixé ou encore agglutiné, ils disent peut-être ce qu’est ce pronom, mais de façon moins évidente que conjoint, qui, lui, colle mieux à la réalité : c’est parce qu’il est joint à un verbe que ce dernier est dit pronominal.

D’où ma préférence, nettement marquée, pour conjoint.

(4) Voici ce que nous dit Grevisse :

« Dans les verbes pronominaux subjectifs (ou non réfléchis), le pronom conjoint [pourquoi croyez-vous qu’il a utilisé cette fois-ci l’adjectif conjoint et non pas réfléchi?] me, te, se, etc. — qu’on pourrait appeler censément préfixé ou agglutiné — est comme incorporé au verbe et n’a qu’une valeur emphatique, ou affective, ou vague : il ne joue aucun rôle de complément d’objet et sert simplement, du moins dans certains cas, à mettre en relief l’activité personnelle du sujet ou à marquer un intérêt particulier de ce sujet dans l’action; ce pronom conjoint me, te, se, etc. est une sorte de particule flexionnelle, de morphème verbal, de « reflet » du sujet, et ne doit pas, dans l’analyse, être distingué de la forme verbale […]  (# 1386)

« Le participe passé des verbes pronominaux avec pronom censément préfixé ou agglutiné (qui n’est ni objet direct ni objet indirect, mais un simple morphème verbal) s’accorde avec le sujetIls se sont échappés/Elles se sont souvenues de mes promesses. » (# 1943)

(5)  Depuis 1694, date de parution de la première édition de son dictionnaire, l’Académie est formelle : «  [Arroger] ne se dit jamais sans le pronom personnelIl s’arroge injustement un pouvoir. » (Voir ICI)  

Puis-je me permettre de vous rappeler que l’Académie en disait autant, à l’époque, du verbe approprier?…

S’arroger n’a donc toujours été qu’essentiellement pronominal. Comme tant d’autres d’ailleurs. Je pense, par exemple, à s’abstenir, s’ébattre, se gausser, s’insurger, se méfier, se repentir, se targuer, se vautrer. Mais contrairement à tous ses semblables, lui — et lui seul —, nous dit la grammaire, a la particularité de commander un complément d’objet direct : s’arroger qqch. Lui — et lui seul— voit son participe passé s’accorder avec son complément d’objet (s’il précède le verbe) et non avec son sujet, comme le prescrit la grammaire. Il faut donc, pour ne pas faire de faute, écrire : Elle s’est arrogé (et non arrogée) des titres qui ne lui appartiennent pas. Les titres qu’elle s’est arrogés (et non arrogée).

(6) N’allez pas penser que s’approprier est le seul verbe « accidentellement pronominal » dont l’accord du participe passé pose problème. S’imaginer en est un autre bel exemple (Voir ICI)  

(7) Un correspondant m’a fait voir que l’Académie nous dit, sans le dire clairement, que le verbe s’approprier est un verbe essentiellement pronominal, puisqu’elle fait, comme il se doit. l’accord de son participe passé avec le sujet du verbe. (Voir ICI)    

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Qu’entend-on vraiment par « appropriation »?

 

 Il y a appropriation et appropriation

 

               Avant de discuter de l’emploi d’un mot qui ne fait pas partie de mon vocabulaire actif, j’aime bien m’assurer du sens que lui attribue mon dictionnaire. En l’occurrence Le Petit Robert. Question de ne pas faire réagir inutilement mes lecteurs qui, eux, l’auraient peut-être déjà fait. 

Voici donc les deux seules acceptions que, depuis son apparition dans le paysage dictionnairique (i.e. depuis 1967), cet ouvrage attribue au mot appropriation :

  1. Didact. Action d’approprier, de rendre propre à un usage, à une destination. ➙adaptation. « Ce qui fait un chef-d’œuvre, c’est une appropriation ou un appariement heureux entre le sujet et l’auteur. » (Gide).  
  2.  Dr.  Action de s’approprier une chose, d’en faire sa propriété. Les choses sans maître sont susceptibles, par nature, d’appropriation. Appropriation par expropriation, par nationalisation ( acquisition). Appropriation par occupation. ➙ occupation, prise, saisie. Appropriation par violence ou par ruse. ➙ conquête, usurpation, 2. vol.

Vous aurez certainement remarqué que chacune des acceptions est précédée d’une marque d’usage. Dans la pratique « robertienne », la marque Didact. nous dit que l’acception en question appartient à la langue savante. Pas à la langue parlée ordinaire. Ce que je n’ai aucune difficulté à admettre, car cette acception m’était inconnue. Et la phrase de Gide, qui se veut un exemple d’emploi, ne joue pas très bien son rôle. À mes yeux, du moins. Le Littré, lui, en donne un plus convaincant : L’appropriation d’un local au service des malades. Mais passons!

L’autre marque d’usage, à savoir Dr., nous dit que l’acception en question appartient à la langue juridique. Sa présence ne me surprend pas non plus, car les exemples d’emploi fournis, à savoir appropriation par expropriation, nationalisation, occupation, violence, ruse, sont des unités lexicales qui peuvent difficilement sortir de la bouche de quelqu’un qui ne fraie pas avec le milieu de la justice.

Ce terme serait donc d’un emploi limité. Limité soit à la langue savante, soit à la langue juridique. Ce qui explique que ce mot ne fasse pas partie de mon vocabulaire actif : je ne suis ni savant, ni juriste.

Vous aurez également remarqué, j’en suis sûr, que le verbe utilisé pour dire l’action décrite n’est pas tout à fait le même. Dans le premier cas (action d’approprier), le verbe est transitif; dans le second (action de s’approprier), pronominal, ainsi appelé parce qu’il se conjugue avec un pronom personnel qui est de la même personne que le sujet.

Moi, je n’ai jamais utilisé le verbe approprier autrement que sous sa forme pronominale. Jamais avant aujourd’hui, je ne l’avais même rencontré sous sa forme transitive. Ce qui m’a amené, vous l’imaginez sans peine, à me poser bien des questions, à vouloir en savoir plus. Étant donné que le sujet du présent billet n’est pas la petite histoire — aux multiples rebondissements, cela va sans dire — du mot appropriation, je me suis dit que, même si le sujet pouvait vous intéresser, il valait mieux reporter à plus tard la présentation du fruit de mes recherches.

Comme je le mentionnais en entrée, le mot appropriation ne faisait pas partie de mon vocabulaire actif. Jusqu’à tout récemment. Cela ne m’a jamais empêché d’en parler à l’occasion. Sans jamais toutefois l’appeler par son nom. Et ce, parce que l’essentiel de mon propos était alors tout autre que le terme lui-même.  

Ceux qui me lisent depuis un certain temps se rappelleront peut-être que…  

1-  Dans un de mes billets sur la stylistique comparée (Voir ICI), j’ai parlé de l’origine de l’adjectif impressionniste, substantivé sur-le-champ, mot qui ne figurait pas dans le dictionnaire avant les années 1870.

J’y décris ce qu’un mot peut subir quand il échappe à celui qui lui a donné naissance. Autrement dit, quand ceux qui sont visés par le mot SE l’approprient au lieu de S’en offusquer.

Pour rappel, c’est un critique d’art qui a créé ce mot. Il se moquait de certains peintres dont les dernières œuvres ne lui plaisaient pas. Ces dernières s’éloignaient trop de l’académisme qui régnait alors en maître et qui était pour lui la forme artistique par excellence. La seule, à ses yeux, digne de ce nom. Tout ce qui s’en éloignait n’était forcément pas de l’art! On pouvait donc le ridiculiser, lui et ceux qui le pratiquaient. Et c’est ce qu’il a fait.

Ce mot, qui se voulait une raillerie, fut vite repris par le public et surtout par les artistes eux-mêmes. Ces derniers en firent leur titre de gloire. « On la leur jeta comme une pierre: ils s’en parèrent comme d’un joyau », a-t-on alors écrit. Le public et les peintres se sont approprié(s) ce terme en le détournant de sa fonction première. Et l’USAGE leur a donné raison. L’impressionnisme venait de naître, au grand dam, j’en mettrais ma main au feu, du journaliste en question. 

2-  À la demande d’un correspondant, je me suis déjà intéressé à l’emploi du mot Docteur pour désigner un simple médecin. (Voir [1], [2] et [3])

À son arrivée dans la langue, le mot docteur servait à désigner celui

« Qui est promeu dans une Université au plus haut degré de quelque Faculté. Docteur en Théologie. Docteur en Droit […], Docteur en Médecine ». (DAF, 1ère éd., 1694)

Ne pouvait donc alors être dit docteur que celui qui avait complété avec succès des études de troisième cycle. C’est ainsi qu’on appelle aujourd’hui les études qui mènent au plus haut degré que décerne une université.

Si aujourd’hui les médecins se font appeler docteur, c’est qu’ils ont détourné à leur avantage le sens de ce mot. Ils se sont approprié(s) le titre de docteur, même s’ils n’ont pas fait d’études de troisième cycle, les seules qui mènent à l’obtention d’un doctorat. Je devrais plutôt dire à l’obtention d’un VRAI doctorat. Car cette appropriation a même conduit les universités à créer de toutes pièces un doctorat de premier cycle! Ce qui, vous en conviendrez, est un non-sens, car le doctorat est, dans tout autre domaine que celui de la santé, le couronnement d’études de troisième cycle. Les universités voulaient sauver la face. Pas la logique, qu’en toutes autres circonstances elles se font un devoir d’enseigner.

3-  Il est un autre terme que tous — quelle que soit leur nationalité et peut-être même leur langue — utilisent couramment sans se rendre compte que son emploi résulte d’une appropriation. Ce mot ne vous vient sans doute pas à l’esprit, mais vous le connaissez très bien et l’utilisez depuis fort longtemps. Il s’agit du mot américain, adjectif ou substantif. J’en ai parlé brièvement dans une note de fin de texte (Voir ICI). 

Si vous entendez parler d’Européens, d’Africains, de Brésiliens ou encore de Canadiens, vous comprenez, sans qu’on ait à vous faire un dessin, que l’on parle de personnes qui vivent en Europe, en Afrique, au Brésil ou au Canada. Aucune méprise possible, car ces adjectifs, devenus noms, tirent leur origine du nom de la région que ces personnes habitent. Mais il n’en est pas toujours ainsi, du moins pas de façon aussi évidente (1).

Que faut-il comprendre quand on lit ou qu’on entend le mot américain?… Étrangement, tout dépend de ce dont il est question. 

Quand on parle, par exemple, du continent américain, on fait dire à l’adjectif ce que tout francophone comprend d’un adjectif qui tire son origine du nom d’un lieu. Dans ce cas-ci, propre à l’Amérique. Point n’est besoin d’un dessin pour comprendre cela. Mais tel n’est pas toujours le cas. J’irais même jusqu’à dire qu’avec ce mot tel est rarement le cas.

Si un texte parle de politique américaine ou du président américain, vous comprenez sans faire d’effort qu’il ne s’agit ni de la politique ni du président de l’Amérique (ou des Amériques), mais bien de la politique et du président des États-Unis d’Amérique. Ce que reconnaît d’ailleurs tout dictionnaire d’usage. Dans ce dernier cas, le mot américain voit son sens premier réduit comme une peau de chagrin. Comme si l’Amérique se résumait à un seul et unique pays, les États-Unis! Comment, dans de telles circonstances, ne pas parler d’appropriation? Je vous le demande.

Ne devrais-je pas, tout comme Joe Biden, me dire Américain? Certainement, car j’habite moi aussi l’Amérique, mais l’usage en a décidé autrement. Et l’usage, en langue, est tyrannique (2). Même si, selon certains, il serait préférable d’utiliser États-unien ou Étatsunien plutôt qu’Américain, espérer voir un tel changement survenir relève de l’utopie (3). L’appropriation de ce gentilé est irréversible.  

Quel sens le locuteur moyen actuel donne-t-il à appropriation?

Lui attribue-t-il le premier sens que lui reconnaît Le Petit Robert, à savoir « action d’approprier » ou le second sens, « action de S’approprier une chose »?  Même si cela peut paraître présomptueux de ma part, je me risque à dire que c’est le second. Mais quelle idée le locuteur moyen associe-t-il généralement à ce verbe et, forcément, au substantif apparenté? Pour le savoir, j’ai consulté Le Grand Druide des synonymes.  On fait dire à S’approprier : prendre arbitrairement (s’adjuger, s’arroger, s’attribuer, s’octroyer, usurper; prendre en entier (accaparer, monopoliser, retenir, s’emparer de, se rendre maître de). Bref, c’est se rendre indûment possesseur d’une chose, comme le décrit mon vieux Dictionnaire des synonymes, d’Henri Bénac (Hachette, 1956).

Mais, dans les faits, est-ce toujours l’idée d’usurpation, de vol, de mainmise que le locuteur actuel moyen a en tête quand il utilise appropriation?… NON. On lui fait dire bien d’autres choses, comme en font foi les extraits suivants.

– Au sens de « action d’acquérir »

« Appropriation du vocabulaire : mots faciles, mots difficiles, mots impossibles »

– Au sens de « action de maîtriser »

« Une appropriation efficace du logiciel nécessite donc un accompagnement adéquat. Ce guide a été conçu dans le but de faciliter cet accompagnement : il vise à maximiser les ressources de […] en les rendant aisément accessibles par des explications brèves et ciblées. » 

– Au sens de « action d’apprendre »

 « … nous situons cette recherche dans le domaine des études sur l’appropriation des langues secondes ».

– Au sens de « action d’utiliser »

« Bien que cette théorisation s’appuie sur la conservation de la langue anglaise comme langue officielle et sur son appropriation par les écrivains des anciennes colonies britanniques, les écrivains de langue française de la Négritude peuvent s’inscrire dans cette conception émancipatrice de l’appropriation de la langue française. »

– Au sens de « action de mémoriser »

« À notre connaissance, il n’existe pas d’études relatives à l’appropriation de l’orthographe française menée auprès de ces élèves. Afin de combler ce vide, nous avons souhaité apporter… »

 – Au sens de « action d’aménager »

« La plupart des géographes s’accordent pour placer au cœur de leur définition du territoire la notion d’appropriation, en le caractérisant comme une portion d’étendue spatiale découpée et organisée par les pratiques sociales et politiques d’un groupe humain, soit un “espace socialisé, approprié par ses habitants quelle que soit sa taille”, ou encore “une portion de la surface terrestre que se réserve une collectivité humaine qui l’aménage en fonction de ses besoins”. »

– Au sens de « action de faire comme si l’on en est  l’auteur »

« Pour comprendre un texte, le lecteur doit réduire la distance (historique, culturelle, linguistique, axiologique etc.) qui existe entre lui-même et le texte. La construction du sens d’un texte est ainsi fondée sur un paradoxe, puisque le lecteur doit à la fois se l’approprier et le mettre à distance. Le lecteur s’engage ainsi dans un processus réflexif dans lequel il confronte le texte à la signification dont il l’investit, construit son identité de lecteur et interroge le texte non seulement au niveau sémantique mais aussi au niveau structurel et stylistique. » 

– Au sens de « action de »  (Je donne ici ma langue au chat.)  

« Appropriation de la temporalité au cours du vieillissement normal et pathologique

Pour approcher les altérations de la temporalité dans la maladie d’Alzheimer, nous étudions une population de référence et 22 patients en phase légère à modérément sévère, avec une échelle sémantique de temporalité et une tâche d’estimation de durée d’actions de la vie quotidienne clinique et pour concevoir un paradigme d’exploration en IRMf. »  

– Au sens de « action d’intégrer dans son vocabulaire actif »

« Même si la version proposée ici par l’apprenant-scripteur est assez pauvre en termes d’associations, de trouvailles, elle témoigne tout de même d’une appropriation lexicale. On voit que l’apprenant s’est approprié le vocabulaire du conte « il était une fois…ta mère-grand…porter ce panier…« .

– Au sens de « action d’emprunter » (4)

« L’appropriation lexicale du terme « tourisme durable » par les élites néolibérales du secteur a contribué à une croissance sans limites des voyages à vocation hédoniste, pré-pandémie de COVID-19. »

Cela devrait suffire pour prouver mon point : il y a appropriation et appropriation. Autrement dit toutes les appropriations ne sont pas identiques.

Qu’en est-il alors quand on rencontre appropriation culturelle, syntagme qui a fait récemment son apparition dans la presse, écrite ou parlée (Voir ICI)? Y a-t-il là aussi manque de consensus sur son sens? Autrement dit, son sens varie-t-il en fonction de son utilisateur? Voilà une question qu’il me faut absolument examiner de près.

Maurice Rouleau

 

(1)  La relation entre le gentilé (i.e. nom donné aux habitants d’un lieu) et le nom du lieu n’est pas toujours aussi flagrante que dans le cas de Canadien, Brésilien, Africain ou Européen.

Sauriez-vous dire, par exemple, où vivent les Monterois, les Cadilois, les Gardangeois, les Cayens, les Campivalenciens ou encore les Issoldunois?… Si je peux vous dire, sans crainte de me tromper, que ces gens habitent respectivement Mont-Royal, Île-Cadieux, Ange-Gardien, Havre-Saint-Pierre, Salaberry-de-Valleyfield et Issoudun, c’est que j’ai préalablement consulté le site de la Commission de toponymie du Québec. Sinon, je serais resté bouche bée, comme vous peut-être.

N’allez pas croire qu’il n’y a qu’au Québec que les gentilés soient déroutants. Que non! Comment pensez-vous qu’en France on appelle les habitants de Villefranche-sur-Saône (Rhône), de Saint-Dié-des-Vosges (Vosges), de Saint-Omer (Pas-de-Calais), de Saint-Pierre-sur-Dive (Calvados) ou encore ceux de Pau (Pyrénées-Atlantiques)?…  Je vous le donne mille. Ce sont respectivement les Caladois, les Déodatiens, les Audomarois, les Pétruviens et les Palois. Foi du Petit Robert!

(2) Voici deux autres cas où l’USAGE contrevient à la logique.

  • Tous parlent du CIO (Comité International Olympique). La logique de la langue voudrait pourtant que l’on parle du COI (Comité Olympique International). (Voir ICI).
  • Tous, ou presque, parlent d’huile d’olive extra vierge alors qu’il faudrait plutôt la qualifier de vierge extra (Voir [1] et [2]). 

Ces façons illogiques de s’exprimer sont tellement ancrées dans nos habitudes langagières qu’elles sont devenues indélogeables. En fait, tellement que nous ne nous rendons pas compte de ce qu’elles sont. Nous sommes pour ainsi dire condamnés par l’USAGE à vivre avec ces incongruités. 

(3)Pour désigner les habitants des États-Unis, la logique voudrait qu’il soit plus approprié d’utiliser non pas Américain, mais bien États(-)unien, mot qui, soit dit en passant, serait d’origine québécoise (Voir ICI).  Soit. Mais cette logique n’est peut-être pas sans faille.

Attardons-nous un instant sur le nom du pays : Les États-Unis d’Amérique. Force est de reconnaître que le premier élément États-Unis n’a rien de bien original. Il dit seulement que des États se sont unis, à un moment donné de leur histoire, dans un but commun. Rien de plus. C’est, à bien y penser, assez banal comme nom.

Alors, proposer d’appeler États-uniens les gens de ces États, c’est supposer que ce gentilé est plus spécifique que celui que l’on voudrait voir disparaître, à savoir Américain. Mais l’est-il vraiment? Là c’est moins sûr. Je m’explique.

Pour que ce gentilé soit dit spécifique, il faudrait que le pays qu’habitent ces gens soit le seul à s’appeler ainsi. Mais tel n’est pas tout à fait le cas. Vous l’ignorez peut-être, mais le nom officiel long du Mexique est Estados Unidos Mexicanos, que Europa (site officiel de l’Union européenne, Annexe 5) traduit par « (les) États-Unis mexicains ». C’est dire que le fait d’appeler États-Uniens plutôt qu’Américains ceux qui habitent le pays connu sous le nom de États-Unis d’Amérique est là encore une forme d’appropriation. Serait-ce la raison pour laquelle le Mexique est mieux connu sous son nom officiel court : México?… Chose certaine, cette façon de faire lève toute ambiguïté. Et confère au nom États-Unis d’Amérique une certaine spécificité.

(4) Dans appropriation lexicale, même le sens du verbe emprunter, qui ici dit bien l’action mentionnée, prend une teinte particulière. En linguistique, l’emprunt ne désigne que l’adoption par une langue d’au moins un élément d’une autre langue (ex. leitmotiv, spaghetti, baklava, far west) sans idée de remise de l’élément emprunté. Et non pas l’utilisation temporaire (avec obligation de remise), comme cela est le cas dans un contexte non linguistique (ex. emprunter un outil, de l’argent).

 

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Marque d’usage / Connotation / Appropriation (2 de 2)

 

Ce que les utilisateurs ont fait de leur langue

ou

Ce que le dictionnaire dit qu’ils en ont fait

(2)

 

J’ai terminé mon précédent billet en mettant en évidence la distinction généralement admise entre dénotation et connotation.

Pour rappel, est appelé dénotation l’« Ensemble des éléments fondamentaux et permanents du sens d’un mot ». Ou, si vous préférez, le « sens stable d’un mot, susceptible d’être utilisé hors discours ». Pour ce qui est de la connotation, c’est le « Sens particulier d’un mot, d’un énoncé qui vient s’ajouter au sens ordinaire selon la situation ou le contexte (i.e. en discours) ». (1)

Dénotation (valeur objectivestable du mot, hors discours) s’oppose à connotation (valeur subjective, variable du mot, en discours). 

Comment le dictionnaire présente-t-il ces deux facettes d’un même mot?

La dénotation n’est jamais formellement indiquée dans un dictionnaire. C’est le sens premier, fondamental, d’un mot, sens qui ne dépend pas de l’emploi qu’un locuteur peut en faire. La connotation, elle, est généralement précédée d’au moins une marque d’usage, car elle reflète l’emploi particulier qu’en font ou que devraient en faire les locuteurs. Ce qu’illustre bien l’entrée babines dans Le Petit Robert :

 1.  Lèvres pendantes de certains animaux. Chien qui retrousse les babines.

 2.  Fam. Les lèvres (d’une personne).

Le mot babines ne désigne donc les « lèvres d’une personne » que s’il est employé familièrement (Fam.) Comme dans l’expression « Il faudrait bien que les bottines suivent les babines », qui s’utilise chez nous pour dire que les gestes devraient suivre la parole. Et les marques d’usage, nous l’avons également vu dans le précédent billet, servent, entre autres, à indiquer de nombreuses restrictions d’emploi (à une discipline, à une région, à un niveau de langue, etc.). L’acception qui en est précédée est donc, dans un certain sens et dans bien des cas, d’un usage restreint, limité.

Pourquoi parler d’usage limité?

Parce que l’idée que certaines gens se font d’un mot n’est pas nécessairement la même pour tous. Pas même pour les lexicographes, comme nous l’avons démontré dans le précédent billet. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle j’ai ajouté peut-être dans la Mise en garde initiale.

La question qui se pose alors est de savoir pourquoi certaines gens attribuent à un mot donné un sens qui s’ajoute au sens ordinaire, qu’on appelle connotation. C’est que, nous dit Darmesteter (1), l’expérience de chacun est différente. Soit, mais, vue sous un autre angle, la question devient : pourquoi les dictionnaires précisent-ils que telle acception d’un mot est connotée si la connotation n’est le fait que de certains utilisateurs? Ce faisant, n’orientent-ils pas l’usage plutôt que le décrire? Selon moi, c’est le cas.      

Si l’on se donne la peine d’examiner de près l’usage que les dictionnaires font de ces marques, on constate que bien des facteurs semblent intervenir dans leur attribution. J’ai choisi, pour illustrer mon point, trois mots courants tirés du Petit Robert, mots qui sont précédés, à l’une ou l’autre de leurs acceptions, d’une marque d’usage, en l’occurrence péj. Ces mots sont individucollaborateur et celui qu’il ne faudrait apparemment plus prononcer mais toujours dénoncer, nègre.

Individu

Au tout début de mes études en traduction, on me met en garde contre l’emploi du mot individu. Ce mot, me dit-on alors, a une connotation. Il ne faut pas l’utiliser de façon inconsidérée. Ah bon! Je l’ignorais, mais… ce devait être vrai, puisqu’on me l’enseignait. Pour m’en assurer — je n’avais déjà pas la crédulité facile —, je consulte mon Petit Robert de l’époque. Dans l’édition de 1982 — tout comme dans l’édition de 2017 —, je lis : 

II.  (1791) Cour. (souvent péj.) Personne quelconque, que l’on ne peut ou que l’on ne veut pas nommer. 

Entre les mains de l’équipe du Petit Robert, la marque d’usage Cour. sert à indiquer « qu’un sens, un emploi est connu et employé de tous […] ». Ce qui est effectivement le cas pour cette acception. J’y recourais moi-même, à l’occasion, pour désigner une personne quelconque. Mais il arrive souvent, nous dit encore ce dictionnaire, que des gens lui attribuent une connotation péjorative. Ça, c’est une surprise. Qu’y a -t-il de péjoratif dans le fait d’utiliser le mot individu pour désigner une personne quelconque? Je comprendrais si on lui faisait pour dire : « Personne dont on parle avec mépris ». Mais tel n’est pas le cas, du moins pas selon cette source. Elle lui fait dire : « Personne quelconque, que l’on ne peut ou que l’on ne veut pas nommer. » De plus, la fréquence d’emploi de cette connotation est modulée… par l’adverbe souvent. Qui dit souvent ne dit pas toujours. Cette acception connotée est donc d’un usage limité. C’est dire que, pour certaines gens, ce mot n’a aucune connotation péjorative. Ce qui est clairement le cas de celle qui a écrit :

« À travers les siècles, des individus de langues et de cultures différentes ont pu se comprendre et échanger des biens et des idées, grâce à des intermédiaires, les traducteurs et interprètes, qui maîtrisaient plus d’une langue. »

Le Petit Robert ne précise d’ailleurs pas pourquoi « l’on ne peut ou l’on ne veut pas nommer » cette personne. Bien des raisons pourraient être invoquées. Ce pourrait être parce qu’on ignore son nom; parce qu’on ne sent pas le besoin de l’identifier; parce qu’on veut laisser planer un doute, dans l’esprit de son interlocuteur ou de son lecteur, sur son identité; parce qu’on s’est engagé à taire son nom… Bref, ce mot, avec cette acception, peut s’employer pour bien des raisons. Sans qu’il ait de connotation péjorative. Alors quand en a-t-il une?… Uniquement, me semble-t-il, quand l’émetteur (locuteur ou rédacteur) lui en confère une ou quand le récepteur (lecteur ou auditeur) lui en attribue une, sans savoir si l’émetteur en avait l’intention. Voilà un mot dont l’emploi est… disons-le… problématique.

Clairement, d’après ce dictionnaire, certaines gens en sont venus (2) à faire dire à ce mot plus que ce qu’on lui faisait dire au départ, i.e. « Membre de l’espèce humaine ». Comment expliquer ce changement dans l’emploi du mot, comment justifier cette connotation? Je n’arrive tout simplement pas à me l’expliquer. Encore bien moins à vous l’expliquer. J’en suis même à me demander si c’est vraiment le mot lui-même qui porte cette charge négative. Si je soulève un tel doute, c’est que les exemples cités par Le Petit Robert m’y forcent presque :  

« C’est un drôle d’individu, un individu bizarre. Louche, sinistre, triste individu. Individu peu recommandable. Dangereux individu. »

La connotation péjorative attribuée au mot individu ne lui viendrait-elle pas plutôt de l’adjectif qu’on lui accole? Ou, dit autrement, est-il vrai que individu, utilisé sans qualificatif, peut désigner une « personne dont on parle avec mépris »? Il est toujours possible qu’un rédacteur veuille le lui faire dire, mais rien ne nous dit que le lecteur, lui, en fera autant. Là est tout le problème. C’est dire que le message ne passera, sans interférence, que SI et seulement SI le mot individu est accompagné d’un adjectif dont le sens premier est négatif, comme l’illustrent si bien les exemples cités par Le Petit Robert.  

La présence de la marque d’usage péj. précédée de souvent signale, dans ce cas-ci, une application vraiment limitée. Le mot n’aurait, selon moi, une connotation péjorative que s’il est accompagné d’un adjectif qui la lui confère. Autrement dit, ce n’est pas le mot individu lui-même qui a cette connotation, mais bien l’adjectif qu’on lui accole, qui, lui, a une dénotation et non une connotation négative. À preuve, individu, au sens de « personne qu’on ne peut ou qu’on ne peut nommer » peut facilement s’utiliser avec des adjectifs qui ont une dénotation positive. En voici quelques exemples, qui, soit dit en passant, ne viennent pas tous du même côté de l’Atlantique :

  1. Selon vous, notre société a-t-elle besoin d’admirer des individus extraordinaires? (source
  2. La civilisation industrielle, qui avait un caractère de grosse machine homogénéisante, laisse place à de nouvelles opportunités pour l’individu inventif et courageux, mobile et audacieux. (source
  3. Éric Lucas est un individu rare, une personne unique. Il est caractérisé par des valeurs de persévérance, de discipline en tant qu’athlète et de respect. (source)  

Le fait que le mot individu soit généralement accompagné d’un adjectif ayant un sens négatif (3) ne justifie pas, selon moi, qu’on lui attribue, sans aucune réserve, une connotation péjorative. Pas plus, soit dit en passant, qu’au mot Français dans l’expression québécoise Maudits Français. Tout dépend de son contexte d’utilisation.

Bref, la mise en garde qu’on m’a faite relativement à l’emploi du mot individu aurait dû être nuancée. Mais elle ne l’a pas été. C’est pourquoi, parce que mal conseillé mais bien conditionné (V. La langue et Pavlov) , je me suis fait un devoir de ne plus jamais utiliser ce mot. De crainte qu’on me prête des intentions que je n’avais pas.   

Collaborateur

Le mot collaborateur n’a toujours eu pour moi qu’un sens, celui de « Personne qui travaille avec une ou plusieurs autres personnes à une œuvre commune ». C’est ce que je laisse entendre quand je dis : J’aurai bientôt besoin d’un collaborateur. C’était un bon collaborateur. Voici mon plus proche collaborateur.   

Mais, en France, durant la Deuxième Guerre mondiale (ou la Seconde, si vous êtes optimiste), ce mot s’utilise aussi pour désigner un « Français partisan d’une collaboration totale avec l’Allemagne ». C’est ce que nous dit Le Petit Robert. Pour moi, qui habite de l’autre côté de l’Atlantique, appeler collaborateur une personne ayant collaboré avec l’ennemi de sa patrie en temps de guerre, ne peut qu’être péjoratif. Surprenamment (adv. non consigné dans les dictionnaires courants, mais que tous comprendront, j’en suis sûr), Le Petit Robert de 1967 n’accole à cette acception aucune marque d’usage. Elle serait donc neutre! Voilà qui dépasse mon entendement. Toutefois, à sa forme abrégée, collabo, ce dictionnaire accole la marque pop. Il n’y a là rien de bien surprenant, car toute abréviation est mal vue dans la langue soutenue. De plus, ce qui est populaire n’a rien en soi de péjoratif, vous en conviendrez. Donc, aucune connotation. Et il en sera ainsi jusqu’en 1992.

Puis, en 1993, année de parution du Nouveau Petit Robert, un changement est apporté. L’abréviation collabo, et elle seule, se voit attribuer une nouvelle marque d’usage : fam. et péj. Je n’ergoterai pas sur le remplacement de pop. par fam. Il y a plus important . J’attire plutôt votre attention sur l’apparition de la seconde marque. Ce qui n’était pas péjoratif en 1992 le devient subitement en 1993. Près d’un demi-siècle, est-il besoin de le rappeler, après la fin de la guerre, après la disparition de ce genre d’individu. Il en a fallu du temps, pour qu’on s’en rende compte! Depuis cette année-là, Pétain serait mieux vu par ceux qui ont un langage soutenu (il serait un collaborateur, terme neutre) que par ceux qui s’expriment dans un langage moins recherché (il serait un collabo, terme péjoratif)! Pour une surprise, c’en est une!

Dois-je en conclure qu’avant 1993 le lexicographe qui distribuait les marques d’usage dormait au gaz, comme on dit parfois chez nous?…  Force m’est de reconnaître que 1993 fut une année de grands changements. Pour Le Petit Robert, du moins. C’est également cette année-là que item est devenu, contre toute attente, un anglicisme! (Voir https://wordpress.com/post/rouleaum.wordpress.com/2357) Et ce ne sont pas les deux seuls changements qui y ont fait leur apparition, je vous prie de me croire.

Comme elle l’est dans le cas de individu, la connotation péjorative associée à l’utilisation du mot qui désigne toute personne qui a été de mèche avec l’ennemi de sa patrie, à savoir les Allemands, est d’un emploi limité. Limité à son abréviation collabo; limité dans l’histoire (la Seconde Guerre mondiale); limité dans le temps (depuis seulement 1993) et limité à la France. Impossible de trouver plus limité que cela. Au Québec le mot collaborateur n’a jamais eu une telle connotation.

Nègre

            Par les temps qui courent, il serait très mal vu de prétendre que le mot nègre ne véhicule aucune charge émotive; qu’il est neutre. Il suffirait, pour en convaincre les plus récalcitrants, d’appeler à la barre les dictionnaires courants. En chœur, ils en condamnent l’emploi. Non pas tant par l’ajout d’une marque d’usage, comme péj., mais plutôt par la description qu’ils en font. Ils sont unanimes : c’est un terme raciste.   

Le Petit Robert définit nègre de la façon suivante :  

Vieilli ou péj. Noir, Noire. Rem. Terme raciste sauf s’il est employé par les Noirs eux-mêmes (➙ négritude).

Et le Larousse en ligne :

Vieilli. Terme injurieux et raciste pour désigner une personne de couleur noire.

Alors… quiconque oserait aujourd’hui utiliser ce mot serait à coup sûr conspué. Je ne vous conseille d’ailleurs pas d’en faire l’essai, surtout pas si vous enseignez à l’université. Vous pourriez peut-être être suspendu temporairement. Qui sait? 

D’où vient donc ce mot qu’il ne faudrait plus utiliser?

Pour répondre à cette question, un détour s’impose, un détour qui vous fera voir le problème sous un éclairage différent. Du moins je l’espère. J’appelle donc à la barre le linguiste français Arsène Darmesteter, auteur de La vie des mots étudiée dans leurs significations (Libraire Delagrave, Paris, 1887), ouvrage que tous ceux qui s’intéressent aux mots devraient avoir lu ou devraient impérativement lire. (4)

Voyons ce qu’il en est de la vie d’un mot, quel qu’il soit. Et aussi des changements de sens dont il peut faire l’objet. Soit dit en passant, ces changements touchent les diverses parties du discours. Certaines plus que d’autres toutefois. Ce n’est donc pas la nature grammaticale du mot qui importe, mais bien la démarche de l’esprit qui sous-tend ce changement. Cette démarche, Darmesteter nous la présente en ces termes :  

  • « Tout substantif désigne à l’origine un objet par une qualité particulière qui le détermine. […]  Cette qualité particulière qui sert à dénommer l’objet est le déterminant, ainsi dit parce qu’il le détermine et le fait connaître par un caractère spécial. » 
  • « Dans toute langue, tout nom dont on trouve l’étymologie se ramène invariablement à un qualificatif, et la recherche étymologique […] consiste précisément à reconnaître les qualificatifs qui se cachent derrière les noms. »
  • « Le choix du déterminant, tel est le premier acte de l’esprit dénommant un objet : il y saisit une qualité et en prend le nom pour en faire le nom de l’objet. »

C’est ainsi que, par exemple, le mot fleuve tire son origine d’une « qualité qui détermine » la chose ainsi désignée, à savoir le fait que l’eau n’est pas stagnante, mais qu’elle coule (de fluvius, du verbe latin fluo, ere : couler). Ou encore que le mot rivière tire son origine d’une autre qualité de la même chose, à savoir le fait que l’eau coule « entre deux rives ».

Autrement dit, le nom n’a pas pour fonction de définir la chose. Seulement d’en éveiller l’image. Voilà une caractéristique sur laquelle on devrait insister davantage.  

Il arrive aussi qu’un déterminant (i.e. un adjectif) en vienne à désigner le déterminé auquel il était généralement associé. Dans un tel cas, il change de catégorie grammaticale; il devient nom.

Vous n’êtes pas sans savoir qu’Ottawa est la capitale du Canada; Bruxelles, celle de la Belgique; Paris, celle de la France. Mais sauriez-vous dire pourquoi on donne à ces villes le nom de capitale?… Peut-être que non. Voici donc comment Darmesteter l’explique. Au départ, ce mot est un adjectif (latin capitalis, de caput « tête ») qui, accolé au mot ville confère à ce dernier une « qualité qui le détermine ». Dire d’une chose qu’elle est capitale, c’est reconnaître son importance. La ville capitale, c’est donc la ville qui est à la tête du pays, celle qui est la plus importante, celle en fait où siège le gouvernement. L’ajout de ce déterminant permet ainsi de distinguer cette ville de toutes les autres villes du pays. Puis, les usagers ont pris l’habitude de faire l’économie du mot ville. Ils ont fait dire à capitale, converti en nom, ce que ville capitale voulait dire. Ils ont pris l’habitude d’utiliser le déterminant pour désigner le déterminé, qui, lui, est disparu du décor. N’allez surtout pas prétendre que je vous apprends quelque chose… Que faites-vous chaque fois que vous dites « Cette nouvelle a fait la une. »? Qu’était une avant de désigner la première page de votre journal sinon un adjectif?…

Une fois devenu nom, le déterminant, qui sert dorénavant à désigner la chose, n’a pas pour fonction, nous l’avons déjà dit, de la définir, mais seulement d’en évoquer l’image. C’est dire qu’un mot n’a, à son apparition dans la langue, aucune connotation. Il ne naît pas « taré » ni « bonifié ». Il le devient avec les années. Selon le bon vouloir de ses utilisateurs ou celui des lexicographes qui se disent les témoins de l’USAGE.   

Histoire du mot nègre

Compte tenu de ce qui vient d’être dit, voyons ce qu’il en est du mot commençant par N, ce mot qu’il ne faudrait plus dire ni écrire.

Le Dictionnaire de l’ancienne langue française et de tous ses dialectes, du IXe au XVe siècle en fait foi, ce mot naît adjectif et signifie noir (5). En latin, noir se dit niger, nigra, nigrum. Homo niger (homme nègre) désigne donc un homme dont l’une des caractéristiques (ou qualité) est d’avoir la peau noire. Ce qui permet de le distinguer de celui qui a la peau blanche, ou homme blanc. Il n’y a là, vous en conviendrez, absolument rien d’injurieux. On dit un état de fait.  

Ce n’est que bien plus tard que ce déterminant servira à désigner le déterminé. Que nègre, d’adjectif qu’il était à ses débuts, deviendra nom. Ce qui s’est peut-être produit à la toute fin du XVIIIe siècle.

En 1797, dans son Dictionaire critique de la langue française (1787-1788), Féraud écrit :

« On apèle Mores [Maures] les Peuples de l’Afrique du côté de la Méditerranée: et Nègres, ceux qui sont du côté de l’Océan, et sur-tout, ceux qu’on transporte dans les Colonies Européennes, et qui y servent comme esclâves.» (source) 

Ce que, près d’un siècle plus tard, Littré reprendra à son tour :

« Quand les Portugais découvrirent la côte occidentale de l’Afrique, ils donnèrent aux peuples noirs qui l’habitent le nom de negro, qui signifie noir. De là vient notre mot nègre. L’usage a gardé quelque chose de cette origine. Tandis que noir se rapporte à la couleur, nègre se rapporte aussi au pays ; et l’on dit plutôt les nègres, en parlant des habitants de la côte occidentale d’Afrique, que les noirs. »

Que l’on se serve du mot nègre pour désigner, comme le fait Féraud, les habitants de l’Afrique de l’Ouest ou encore ceux d’entre eux qui sont arrachés à leur pays pour être vendus comme esclaves n’a, encore là, rien d’injurieux, rien de péjoratif. Le mot ne sert qu’à désigner, de façon concise, une réalité particulière. Le mot sert à décrire un état de fait. Pas à exprimer un jugement de valeur. C’est d’ailleurs ce que fait Chateaubriand, dans Le génie du christianisme. Il utilise, indifféremment et sans connotation péjorative, à quelques lignes d’intervalle, femme nègre et négresse. (source)  

Ceux qui liraient ce texte avec des verres déformants [très à la mode par les temps qui courent] y verraient certainement du racisme. Ils exigeraient sans doute que cet ouvrage soit exclu de tout cours de littérature, qu’il soit mis à l’index, comme on disait autrefois. Même si ce faisant, ils prêtent à Chateaubriand des intentions qu’il n’a jamais eues.

Quand a-t-on commencé à attribuer à nègre une valeur péjorative?

Voilà une question fort pertinente, à laquelle il est toutefois extrêmement difficile de répondre.

On pourrait penser, sans pour autant en être sûr, que c’est au tournant du XIXe siècle.

Dans le DAF (5e éd., 1798), les Académiciens font dire à l’expression familière Traiter quelqu’un comme un nègre : « Le traiter avec beaucoup de dureté et de mépris », contrairement à Féraud pour qui l’expression voulait dire : « Le traiter fort mal, le traiter comme un esclâve ». Esclave est devenu mépris, sous la plume des Immortels. Ces derniers n’ignorent certainement le sens de mépris. Pourquoi alors y recourir?  

Est-ce qu’un esclave (mot qui dit un état) ne mérite que du mépris (mot qui dit un sentiment)? Quelqu’un ne peut-il pas être esclave et être quand même bien traité par son maître?… La question ne se pose même pas, selon moi. Être la personne qui dirige le service de table chez un riche planteur — fonction réservée à un « nègre » dans les colonies —, n’est pas en soi plus méprisable qu’être, de nos jours, maître d’hôtel chez un riche particulier. Serait-ce donc aux Immortels que l’on devrait l’ajout de cette connotation péjorative, véhiculée par le mot mépris?… Je ne fais que spéculer, vous l’aurez compris.

Qu’en disent formellement les Immortels, ces protecteurs patentés de la langue?

Presque 150 ans plus tard, plus précisément dans la 8e édition (1935) de leur dictionnaire, les Académiciens ne font toujours pas mention d’une quelconque connotation. Elle apparaîtra dans l’édition suivante. Dans le 9e éd., (1985-…), ils ajoutent une précision : « ce terme [est] souvent jugé dépréciatif ». Souvent, mais pas toujours! Donc son emploi ainsi connoté est, lui aussi, limité. — Ce qui n’est pas sans vous rappeler ce qui a été dit de l’emploi des mots individu et collaborateur. — Aucun bannissement formel. Être dépréciatif serait-il moins grave qu’être péjoratif?… Chose certaine, cette connotation est moins incisive que celle que leur attribue les dictionnaires courants, pour qui il s’agit d’un terme raciste.

Au fait, depuis quand ce terme est-il qualifié de raciste?

Il semblerait que ce changement ait été apporté au tournant du siècle. Du moins si l’on en croit le Larousse. Dans Le Petit Larousse 2000, le mot nègre est défini de la façon suivante : « personne de couleur noire » [c’est sa dénotation]. Suit immédiatement, entre parenthèses, la remarque suivante :

Le Petit Robert 2001, lui, le dit péjoratif. Sans plus. Et ce, depuis 1967. Ce ne sera qu’en 2010, ou un peu avant, qu’on verra apparaître le qualificatif raciste. Non pas en tant que marque d’usage — une telle marque n’a jamais existé — mais de la façon suivante : « Rem. Terme raciste sauf s’il est employé par les Noirs eux-mêmes. »

Comme cela est le cas pour les mots individu et collaborateur, cette acception connotée est d’un emploi limitée. Ce n’est pas l’emploi de fréquemment au lieu de souvent qui change la donne. Mais cette fois-ci, la limitation est beaucoup plus précise. On identifie clairement ceux qui peuvent l’utiliser sans se le faire reprocher. Ce sont les Noirs et eux seuls.

Ne devrait-on pas, selon la même logique, considérer Nègre blanc comme un « Terme raciste, sauf s’il est employé par les Blancs eux-mêmes. »? Il me semble que oui, mais tous ne le voient pas du même œil, comme en fait foi cet extrait :

« La Commission scolaire Lester-B.-Pearson (CSLBP) a retiré cette semaine des salles de classe de 4e secondaire le livre Journeys Through the History of Quebec and Canada, parce que l’ouvrage fait référence à l’essai Nègres blancs d’Amérique, de Pierre Vallières. 

En entrevue au quotidien The Gazette, le président de la CSLBP, Noel Burke [il n’a rien d’un Noir], a fait valoir que la mention du livre de Vallières n’a pas sa place dans un manuel scolaire. Pour lui, il n’y a pas que le titre qui est inapproprié : le contenu même de l’essai de Vallières est offensant, estime Noel Burke. »  (source  

Mais au fait, peut-on vraiment considérer Nègre blanc comme un terme raciste? Ceux qui le pensent ne confondent-ils pas dénotation et connotation? Ce n’est pas le sens du mot nègre (ou dénotation, image générale) qui est raciste, mais bien le sens que certains lui attribuent (ou connotation, images secondaires). (Relisez la note (1) en vous disant que le mot dont il est question est nègre.) Ceux-là mêmes qui bannissent cet ouvrage sont-ils seulement conscients que les nègres blancs  — deux mots de sens contradictoires; un bel exemple d’oxymoron?  — dont parle Pierre Vallière ne sont pas des nègres albinos, mais bien des Québécois, des Blancs, qui en avaient marre de ne pas être maîtres chez eux, d’être considérés comme des citoyens de seconde zone? Alors… Ces censeurs ne se seraient-ils pas rendus, sans trop mesurer la portée de leur geste, aux décisions de l’imprévisible « tribunal populaire des réseaux sociaux »?…   

Clairement, il y aurait encore beaucoup à dire. Mais ce sera pour plus tard.

Maurice Rouleau

(1)   ArsèneDarmesteter, dans La vie des mots étudiée dans leurs significations, décrit admirablement bien ce qu’est la connotation. Sans jamais l’appeler par son nom… Fort heureusement, car cela nous permet, pour parler comme Rabelais, de mieux en « suçer la substantifique moelle ». Voici ce qu’il en dit :  

« Ainsi, dans toute langue il y a des mots qui n’expriment pas exactement pour tous la même idée, n’éveillent pas en tous la même image, fait notable qui explique bien des mésintelligences et bien des erreurs. Nous touchons ici à un point capital de la vie du langage, les rapports des mots avec les images qu’ils évoquent. Le plus ordinairement, chez chacun de nous, les mots, désignant des faits sensibles, rappellent à côté de l’image générale de l’objet [dénotation] un ensemble d’images secondaires plus ou moins effacées, qui colorent l’image principale de couleurs propres, variables suivant les individus [connotation]. Le hasard des circonstances, de l’éducation, des lectures, des voyages, des mille impressions qui forment le tissu de notre existence morale, a fait associer tels mots, tels ensembles d’expressions à telles images, à tels ensembles de sensations. De là tout un monde d’impressions vagues, de sensations sourdes, qui vit dans les profondeurs inconscientes de notre pensée, sorte de rêve obscur que chacun porte en soi. Or, les mots, interprètes grossiers de ce monde intime, n’en laissent paraître au-dehors qu’une partie infiniment petite, la plus apparente, la plus saisissable : et chacun de nous la reçoit à sa façon et lui donne à son tour les aspects variés, fugitifs, mobiles, que lui fournit le fonds même de son imagination. » [Chap. 1, Vue générale de la question, # 35]

En bon pédagogue qu’il est, Darmesteter poursuit :

« Donnons un exemple pour éclairer les idées. Supposons qu’on demande en même temps à un groupe de personnes de représenter instantanément et naturellement, sans effort d’imagination, le tableau qu’indiquent ces simples mots : un rocher surplombant au bord de la mer. Si ces personnes comparaient les uns aux autres les tableaux qu’aurait évoqués chez elles cette ligne, il est à peu près sûr qu’aucun de ces tableaux ne ressemblerait aux autres; la forme du rocher, l’aspect de la grève et des vagues varieraient avec les individus, et cela parce que les impressions antérieures auraient déterminé chez chacun d’eux des façons différentes de se les représenter.

C’est là que paraît l’imperfection de cet instrument par lequel les hommes échangent entre eux leurs pensées, de cet instrument si merveilleux à tant d’autres égards, le langage. »

(2)   Ceux qui seraient tentés de mettre venues au lieu de venus parce que le sujet [certaines gens] est féminin feraient mieux d’y penser avant d’agir. Ils devraient savoir que leur logique, celle qui les ferait intervenir, n’est pas toujours bonne conseillère. Comme cela est souvent le cas en langue. On a certes tous appris que l’accord d’un verbe au passif est commandé par le genre et le nombre du sujet (ex. ceux qui sont tentés; celle qui est tentée), mais cela n’est pas toujours vrai. Surtout pas quand le sujet du verbe est gens. Il faut absolument écrire « Certaines gens sont venus ». C’est une aberration de la langue française, que tout francophone, ou francophile, se doit de mémoriser bêtement. (V. ICI)   Ce n’est d’ailleurs pas la seule. Je pense, par exemple, à la locution quelque chose, que d’instinct on fait féminine. Ne dit-on pas une chose, une bonne chose? Oui, mais, par l’opération de je ne sais qui, cette locution indéfinie est dite masc.

(3)   Dans son Dictionnaire des cooccurrences (Guérin, éditeur ltée, 2001, 394 pp.), Jacques Beauchesne énumère 31 adjectifs utilisés pour qualifier le mot individu. De ce nombre, un seul a un sens mélioratif, à savoir exceptionnel. Les 30 autres ont un sens péjoratif, par ex. abject, cynique, dangereux.  

(4)   Cet ouvrage peut être consulté en ligne à l’adresse suivante : https://gallica.bnf.fr/ark:/12148/bpt6k993536p.image ou, si vous faites partie de ceux qui aiment bien avoir leur propre exemplaire pour le simple plaisir de le tenir ou pour pouvoir l’annoter, vous pouvez vous le procurer sans difficulté. Il vient tout juste d’être réimprimé.  

(5)   Il arrive, rarement toutefois, que nègre soit encore utilisé de nos jours comme adjectif. Mais, le cas échéant, il n’a plus vraiment son sens originel. On lui fait dire plus que la couleur. Il est utilisé pour dire : « qui est relatif aux Noirs ». Comme dans art, musique, masque nègre.  Et en tant que tel, il n’a rien de péjoratif. Il n’est qu’un déterminant de la réalité dont on parle. Il dit un état de fait. Rien de plus.

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Marque d’usage / Connotation / Appropriation (1 de 2)

 

Ce que les utilisateurs ont fait de leur langue

ou

Ce que le dictionnaire dit qu’ils en ont fait

(1)

Mise en garde :   Ce texte contient peut-être des mots qui pourraient vous offenser. Je préfère donc vous en avertir.

 

               Si je commence ce billet par une telle mise en garde, c’est que ceux qui, via Facebook, voudraient faire parvenir à leurs connaissances mon texte intitulé Le mot commençant par n ou le n-word, et ce avec la meilleure intention du monde, n’y parviendront tout simplement pas.  Facebook s’y refuse en ces termes :

« Votre message ne peut être envoyé, car d’autres personnes ont signalé son contenu comme étant injurieux. »

Ah bon!… J’aurais tenu des propos offensants! Pour une surprise, c’en est une, car telle n’avait jamais été mon intention. Clairement d’autres personnes en ont décidé autrement. Et leur verdict est sans appel. Je suis condamné sans autre forme de procès. De toute évidence, une justice… expéditive, sommaire. Comme s’il suffisait que quelqu’un dise quelque chose pour que tous soient obligés d’y croire!

Toujours est-il que mon texte est banni de (1) Facebook. Ce billet figure maintenant sur la « blacklist »de cette plateforme. OUPS!… Aurais-je mieux fait d’écrire b…list? Serais-je moins coupable si j’écrivais liste noire?… Je ne sais vraiment plus où donner de la tête. Est-ce normal d’en être rendu à ne plus savoir ce qu’on peut dire ou écrire de crainte de se faire accuser de je ne sais quoi, par je ne sais qui?…

Même si cela n’est pas précisé, l’injure que contiendrait mon billet consiste, j’en mettrais ma main au feu, dans l’emploi du mot nigger, ce mot qu’il ne faut, d’après certains, ni dire ni écrire. Et surtout qu’il faut à tout prix dénoncer chaque fois qu’on le voit ou qu’on l’entend. Et ce, quel que soit son contexte d’utilisation!

Autrement dit, le mot commençant par N (est-ce nègre, négro ou noir? ou les trois?) devrait disparaître de la langue. Disparaître même des dictionnaires. Et ce, à tout jamais. Comme s’il ne répondrait plus au besoin qui l’a fait naître! (2)

Le tapage médiatique — lynchage médiatique serait peut-être plus approprié — qu’a provoqué l’emploi du mot nigger par une professeure de l’Université d’Ottawa dans son cours et dont j’ai fait état dans un précédent billet; le sort que Facebook a réservé à mon billet; les implications de ce genre de décision dans la vie de tous les jours, tout cela me déconcerte, pour ne pas dire me met en boule. Le problème soulevé est loin d’être anodin.

Comment l’utilisation d’un mot, quel qu’il soit — nigger me sert ici de prétexte en raison de son actualité —, peut-elle être à l’origine d’un mouvement d’indignation, de contestation, de condamnation? Certains pourraient même aller jusqu’à parler d’ostracisme : « Hostilité (d’une collectivité) qui rejette un de ses membres » (Petit Robert); « Action de tenir quelqu’un qui ne plaît pas à l’écart d’un groupe, d’une société, d’une manière discriminatoire et injuste » (Larousse en ligne)

Pour pouvoir répondre à cette question, je ne vois qu’un moyen : faire un retour aux sources. Revoir ce qu’est un mot; d’où il vient; à quoi il sert; d’où il tire son sens; comment les utilisateurs s’en servent… Bref, retracer l’évolution de son utilisation, telle que consignée dans les dictionnaires, car eux, sont censés, du moins le prétendent-ils, décrire l’USAGE.

La langue  

La langue, c’est le reflet de la pensée. C’est sa composante matérielle. Graphique ou sonore, selon que l’on considère la langue écrite ou parlée. Dont la fonction première est de faire connaître (i.e. communiquer) à autrui sa pensée. Pas d’interlocuteur, pas de message à transmettre. Conséquemment, pas besoin de langue. Cela va de soi.

Pour communiquer avec ses congénères, l’homme primitif a certainement eu recours à des cris – la forme de communication la plus courante dans le monde animal – accompagnés de gestes pour pouvoir en dire un peu plus. Quand cris et gestes n’ont plus suffi, l’homme a commencé à moduler les sons qu’il émettait. Question d’élargir sa palette expressive. La langue parlée venait de naître. Ce n’est que bien plus tard que les signes graphiques ont fait leur apparition. C’est le moyen alors imaginé pour conserver des traces de ce qui avait été dit. La langue écrite venait à son tour de naître.

À l’élément fondamental de la langue, écrite ou parlée, on a donné le nom de mot

Le mot 

Le mot, ou signe linguistique, est donc à la langue ce que la langue est à la pensée : la représentation matérielle, graphique ou sonore, d’une idée. Il sert à désigner une chose, concrète ou abstraite, que le locuteur a à l’esprit et dont il veut faire part à quelqu’un d’autre. C’est dire qu’un mot ne fait son entrée dans la langue que s’il répond à un besoin. Et conséquemment, qu’il en sortira    quand ce besoin ne se fera plus sentir; quand la très grande majorité des locuteurs ne l’utiliseront plus.

Un mot  =  Une idée

Puisque le mot est le reflet d’une idée, il ne peut refléter qu’une seule idée. On ne crée pas un mot en lui attribuant plusieurs sens. Ce serait contre-productif (ou contreproductif, si vous êtes un accro de la Nouvelle Orthographe). Car, dans le cas contraire, toute communication, efficace s’entend, serait tout simplement irréalisable. Tout mot ne peut donc, au départ, qu’être monosémique. Comme le sont, par exemple, récif (Rocher ou groupe de rochers à fleur d’eau, dans la mer); macis (Tégument de la noix muscade utilisé comme aromate); madrier (Planche très épaisse); nuque (Partie postérieure du cou, au-dessous de l’occiput); rickshaw (Voiture légère à deux roues, tirée par un homme à pied ou à vélo); mâche (Plante herbacée d’origine méditerranéenne, dont les feuilles se mangent en salade), mots que j’ai dénichés dans mon Petit Robert.

Si d’aventure vous vouliez en trouver d’autres, vous auriez la surprise de constater, tout comme moi, qu’ils ne sont pas légion ou, plus précisément, qu’ils ne sont plus légion. En fait, la majorité des mots du dictionnaire ont maintenant plus d’une acception. 

Monosémie  →  Polysémie  

Le sort réservé à tout mot nouvellement créé la plupart du temps par un illustre inconnu est, à ne pas en douter, laissé à la discrétion de ses semblables. De deux choses l’une…   

  • Ou bien le mot ne leur plaît pas. Alors ils ne l’utilisent tout simplement pas. Il meurt dans l’œuf, comme on dit chez nous. C’est le sort qu’a connu par exemple le mot gaminet, proposé, dans les années 1970, pour remplacer T-shirt (3) : personne n’en a voulu. Que je sache, aucun dictionnaire ne l’a jamais inclus dans sa nomenclature.
  • Ou bien il leur plaît. Alors ils s’en servent. Ce mot fait alors son entrée dans la langue. Et un peu plus tard, dans le dictionnaire. Et il y restera tant qu’il répondra au besoin qui l’a vu naître.

La monosémie (ou unicité de sens) d’un mot, cette caractéristique fondamentale, ne résiste pas toujours aux utilisateurs. Ces derniers ne se gênent pas pour lui faire dire bien d’autres choses (polysémie). En fait, c’est le cas de la plupart des mots du dictionnaire. Pour illustrer ce phénomène très courant, on fait souvent appel aux mots bombe ou encore crème (4). Moi, je vais plutôt me servir du mot vaccin. Simple question d’actualité!  

D’entrée de jeu, précisons qu’en latin vache se dit vacca et que vaccine  [à ne pas confondre avec son jumeau homozygote anglais, vaccine] désigne une maladie de la vache, la variole.

 À son apparition dans la langue (DAF, 6e éd., 1835), le mot vaccin, terme dit de médecine, est monosémique. Ce qui n’a rien de bien surprenant, vous en conviendrez. Il n’a qu’un sens, celui de « Matière tirée de certaines pustules qui se forment au pis des vaches […] et qu’on inocule pour préserver de la petite vérole [ou variole]. »

Le mot vaccin désigne donc l’agent responsable de la maladie, i.e. le virus de la vaccine, qui, inoculé à l’homme, le prémunit contre la variole.

 Puis, en 1932, le mot vaccin se voit attribuer, par extension, un nouveau sens, celui de « Toute substance qui, inoculée à un individu, lui confère l’immunité contre la maladie parasitaire qui a produit directement ou indirectement cette substance. » C’est ainsi qu’on a commencé à parler de vaccin contre… la rage, la rougeole.

Comme vous pouvez le constater, la vache est disparue du décor, même si sa présence se fait toujours sentir dans le mot lui-même. À la condition évidemment de connaître le latin, ce qui est de plus en plus rare de nos jours.  

 Plus tard, ce mot, qu’initialement seuls les médecins utilisaient, fait son entrée dans la langue générale, où il subit d’autres modifications. Il arrive qu’on l’utilise familièrement au sens de vaccination (ex. Faire un vaccin à un enfant). Ou encore pour désigner figurément tout moyen de prévention. Ex. Si seulement il existait un vaccin contre les erreurs de jugement de certains politiciens!  

Comme on peut le constater, les utilisateurs de ce mot lui ont fait dire plus que ce que son créateur avait à l’esprit. Les moyens utilisés pour détourner ce mot de son sens originel sont indiqués de différentes façons, à savoir par extension, familièrement ou figurément. Mais il y en a bien d’autres. On leur a donné le nom de Marque d’usage. Il suffit de lire attentivement son dictionnaire pour en constater la diversité.  

Les marques d’usage

En consultant votre dictionnaire, vous avez certainement remarqué que les différentes acceptions d’un mot sont souvent précédées d’une ou de plusieurs marques d’usage.

En plus de fournir au lecteur des informations sur le « Sens fondamental et stable d’une unité lexicale, susceptible d’être utilisé en dehors du discours » (ou dénotation), le dictionnaire fournit assez souvent, grâce à ces marques, des indications portant sur son emploi (ou connotation).

Ces marques peuvent indiquer une restriction d’emploi à des domaines particuliers (ex. : linguistique, informatique, chimie), à des niveaux de langue (ex. : familier, vieilli, littéraire), à des régions particulières (ex. : Belgique, Suisse, Canada). Elles peuvent aussi indiquer le procédé qui les a fait naître (ex. : par extension, analogie, déformation) ou encore son contexte d’utilisation (ex. vulgaire, injurieux). Une connotation peut donc être aussi bien neutre, péjorative que méliorative.

Ces marques sont censées refléter l’usage que les utilisateurs font de ces mots. Du moins en théorie. Conséquemment, les différents dictionnaires devraient s’entendre sur l’attribution de ces marques, car l’usage ne peut varier selon l’observateur. Mais tel n’est pas toujours le cas. L’usage varie souvent selon les sources consultées. La différence de traitement du mot MAGNAT l’illustre fort bien.

Le Petit Robert 2017 met une marque d’usage à chacune des acceptions consignées, à savoir Anciennt et Péj. :

 1.  Anciennt Titre donné en Pologne et en Hongrie aux membres de la haute noblesse.

 2.  (1895 ◊ d’après l’anglais magnate) Péj. Représentant puissant du capitalisme international. Les magnats de la finance. Un magnat du pétrole. 

Le Larousse en ligne, lui, n’en met aucune :

  • En Hongrie et en Pologne, membre des grandes familles nobles qui constituaient l’ordre supérieur de la noblesse, détenaient de grandes richesses, occupaient les principales charges de l’État et dominaient les diètes.
  • Dans l’Italie médiévale, bourgeois d’origine noble. [acception absente du Petit Robert]
  • (Par l’anglais magnate) Personnalité très importante du monde des affaires, de l’industrie, de la finance : Un magnat de la presse.

Que penser de l’absence de marques dans le Larousse? Cela en fait-il un moins bon dictionnaire d’usage? Je n’oserais jamais l’affirmer sans en avoir fait au préalable une étude détaillée, ce qui dépasserait le cadre de ce billet et surtout… mes compétences. Alors, je laisse tomber.

Chose certaine, l’absence de Anciennt dans la définition du Larousse ne porte pas à conséquence : l’emploi de l’imparfait dans sa description du mot laisse clairement entendre que la chose décrite n’existe plus. Le Robert et le Larousse disent donc la même chose, mais différemment. On ne peut toutefois pas en dire autant de l’absence de Péj. Celui qui ne jure que par le Robert ne voudra utiliser ce mot que pour exprimer un certain mépris, que le sens du mot pris isolément (ou dénotation) n’indique pas expressément. Soit dit en passant, moi, je n’attribue jamais à ce mot une connotation péjorative. Je l’utilise de la façon dont le Larousse le décrit. Et vous?…

Comment expliquer que ce qui est péjoratif aux yeux du Robert ne le soit pas aux yeux du Larousse? Ces deux ouvrages ne devraient-ils pas décrire le même usage?… Poser la question, c’est y répondre. Selon moi, du moins. Sauf si ces marques reflètent le point de vue du lexicographe chargé de rédiger cette entrée et non celui de l’équipe éditoriale du dictionnaire en question, ni même celui de l’ensemble des francophones que cet ouvrage est censé décrire. Au fait, la différence de traitement de magnat n’est pas un cas isolé. Je pense, par exemple, à jazzman, qui est considéré comme un Anglic. par le Petit Robert (et ce, depuis au moins 1977), mais comme un simple mot américain d’origine par le Larousse.

Les dictionnaires ne voient donc pas du même œil l’usage qu’on fait d’un mot. Il y a lieu, me semble-t-il, de se demander qui dit vrai. Ou sur quoi on se base pour accoler à un mot donné certaines marques d’usage.  

Évolution dans l’utilisation d’un terme

Il devrait être possible, en se référant à différentes éditions d’un même dictionnaire, de suivre les changements qu’a subis au cours des ans l’utilisation d’un terme. Voyons, par exemple, ce que Le Petit Robert nous révèle à propos du mot item.

En 1967, ce mot ne fait l’objet que d’une entrée : 

item  adv.  ■ Comm.  De même, en outre (dans un compte, un état).

Ce mot ne s’emploie alors, si l’on en croit ce dictionnaire, que comme adverbe et que dans un seul domaine, le commerce. C’est clairement un terme de spécialité.

En 1977, ce mot fait l’objet d’une seconde entrée :

2. item  n. m. (v. 1960; mot angl., « article, élément », du latin item) Didact. Élément minimal d’un ensemble organisé.

            Ce mot, qui dans ce cas-ci est un nom, appartiendrait, semble-t-il, à un autre domaine de spécialité, la didactique. En fait, Le Petit Robert réserve la marque Didact. à tout « mot qui n’existe que dans la langue savante (ouvrages pédagogiques, etc.) et non dans la langue parlée ordinaire ». Ce nom fait donc, lui aussi, son entrée dans le dictionnaire en tant que terme de spécialité, de terme savant.  

Le nom item n’est précédé, vous l’aurez certainement remarqué, que d’une seule marque d’usage, Didact. Je me serais pourtant attendu, étant donné l’origine qu’on lui attribue, à y voir également la marque Anglic. Mais tel n’est pas le cas.

Que faut-il donc pour qu’un mot « français » [i.e. consigné dans un dictionnaire français] emprunté à l’anglais porte la marque Anglic.? Pour le savoir, il suffit de consulter, dans les pages liminaires du dictionnaire, le Tableau des signes conventionnels et abréviations… On y apprend qu’est dit Anglic. « tout mot anglais, de quelque provenance qu’il soit, employé en français et critiqué comme emprunt abusif ou inutile ». Le mot item, qualifié uniquement de didactique, ne tombe donc pas dans la catégorie des emprunts abusifs ou inutiles! Le Petit Robert précise sa pensée sur les anglicismes en ajoutant : « les mots anglais employés depuis longtemps et normalement, en français, ne sont pas précédés de cette marque ». Ce n’est certainement pas la raison pour laquelle le substantif item n’est pas précédé de cette marque, car ce mot vient tout juste de faire son apparition dans le dictionnaire. Comment expliquer alors l’absence, en 1977, de la marque Anglic.? Cherchez l’erreur.

De 1977 à 1992, les deux entrées de item (adv. et nom) restent inchangées. L’USAGE se serait, semble-t-il, maintenu…

Puis, en 1993, année de parution du Nouveau Petit Robert, un changement est apporté. Changement que l’on retrouve encore dans l’édition de 2017.

2. item [itɛm] nom masc. étym. 1948 ◊ mot anglais « article, élément », du latin item

    ■ Anglic. Didact. Élément minimal d’un ensemble organisé. ➙ unité. Des items.

Comme par magie, le nom item devient cette année-là un anglicisme, à savoir un « mot employé en français et critiqué comme emprunt abusif ou inutile ». Ce n’est pas moi qui le dis, c’est Le Petit Robert. Et ce, même si son sens est resté inchangé depuis son apparition dans le dictionnaire, en 1977. Nous nous serions donc fait berner, durant toutes ces années, par cet anglicisme qui aurait vécu incognito et que l’on viendrait de débusquer! Pour une surprise, c’en est toute une! Fort heureusement, je ne me considère pas tenu d’y croire.

Face à un tel constat, je ne peux que me demander, encore une fois [j’avais, rappelez-vous, la même préoccupation à propos de magnat.], quelle importance je dois accorder aux marques d’usage qu’un dictionnaire accole à un mot. Reflètent-elles vraiment l’emploi que les gens font de ce mot?… Elles le devraient, j’en conviens, mais tel ne semble pas être toujours le cas.  

Appropriation

Quand j’examine attentivement l’emploi que les dictionnaires font des différentes marques, emploi censé, je le répète, refléter l’usage des locuteurs, j’y perçois en filigrane une constante, un dénominateur connu, pourrait-on dire. Pour le désigner, le seul mot qui me vienne à l’esprit est appropriation. J’utiliserai donc ce mot, même s’il n’a pas toujours bonne presse par les temps qui courent. J’aurai certainement l’occasion d’y revenir dans un avenir plus ou moins rapproché. Pour le moment, faisons l’impasse sur appropriation.   

Un mot nouvellement créé ne se retrouve dans la langue, nous l’avons déjà dit, que si d’autres locuteurs l’adoptent. On peut dire de celui qui l’entend ou qui le voit pour la première fois et qui décide de l’utiliser qu’il « fait sien » ce mot créé par un autre. Et « faire sien ce qui appartient à autrui ou à autre chose », c’est précisément le sens que le dictionnaire attribue au verbe s’approprier. On peut donc parler ici d’appropriation disons… lexicale. Si au lieu de créer un nouveau mot, un locuteur attribue un nouveau sens à un mot déjà existant — et que bien d’autres après lui en font autant —, on pourrait alors parler d’appropriation… sémantique.

Si aujourd’hui des mots comme baklava, spaghetti, leitmotiv, business, barmaid font partie de la langue française [on les retrouve dans le dictionnaire], c’est qu’à un moment donné un locuteur, et forcément bien d’autres après lui, les a empruntés à une autre langue, en l’occurrence ici au turc, à l’italien, à l’allemand, à l’anglais. Autrement dit, chaque utilisateur « a fait siens » ces mots venus d’ailleurs. Encore là, il y a appropriationlinguistique. L’appropriation de ces mots est aujourd’hui un fait reconnu par l’ensemble des locuteurs francophones. Au point qu’on oublie parfois qu’ils ont été empruntés et qu’il n’y a rien de bien surprenant au fait qu’ils ne soient précédés d’aucune marque d’usage. Mais tel n’est pas toujours le cas.

Quand un lettré se met à utiliser régulièrement le mot item pour désigner un « élément minimal d’un ensemble organisé » — et que bien d’autres après lui en font autant —, on peut dire, sans risque de se tromper, que ce sont des « spécialistes » qui s’accaparent de ce mot et qui lui donnent un sens (d’où la marque d’usage Didact.). Il y a encore là appropriation, car seuls les lettrés comprendront le sens d’une phrase où se trouve ce mot, porteur d’un nouveau sens. On peut en dire autant de paradigme, qui, à son entrée dans la langue, en 1762, est décrit de la façon suivante :

« Terme de grammaire, qui signifie, Exemple, modèle. Les paradigmes des conjugaisons. ».

Voilà un mot plutôt savant pour dire quelque chose que le commun des mortels connaît depuis longtemps sous une autre appellation. C’est ce qui explique sans aucun doute le fait que ce mot n’a jamais été beaucoup employé; que ce n’est qu’à partir des années 1960 que, sans que l’on sache trop pourquoi, il gagne en popularité (Voir ICI). D’autres spécialistes, notamment des linguistes, décident d’utiliser ce terme à d’autres fins. Ces derniers lui font désigner l’« ensemble des termes substituables en un même point de la chaîne parlée ». Ils se sont donc approprié ce terme. Si vous consultez les dernières éditions du Petit Robert ou du Petit Larousse, vous constaterez que des spécialistes de bien d’autres disciplines (psychologie, sociologie, épistémologie, logique, philosophie) en ont fait autant. Ils se sont eux aussi approprié ce terme, chacun lui attribuant un sens particulier.

Recourir au mot appropriation pour désigner les réalités que je viens de décrire est donc tout à fait justifié.

Dénotation  vs  Connotation

La définition du mot dénotation, celle qui est, selon moi, la plus accessible aux communs des mortels dont je fais partie, est fournie par le Larousse :

« Ensemble des éléments fondamentaux et permanents du sens d’un mot (par opposition à l’ensemble des valeurs subjectives variables qui constituent sa connotation). »

La dénotation est donc le « sens fondamental et stable d’un mot, susceptible d’être utilisé en dehors du discours ». Dénotation (valeur objective, stable, donc générale) s’oppose ainsi à Connotation (valeur subjective, variable, donc limitée). Et le cas échéant, le dictionnaire fait mention de ces deux composantes, en recourant, comme nous l’avons dit précédemment, à diverses marques d’usage.

Connotation : Marques à usage limité

Pourquoi parler d’usage « limité »?… Parce que l’idée que certaines gens se font d’un mot n’est pas nécessairement admise par tous. Ni même, comme nous l’avons vu précédemment, par tous les dictionnaires courants. La question qui se pose alors est de savoir pourquoi certaines gens attribuent à un mot donné une certaine connotation. Ou pourquoi les dictionnaires disent que certaines gens lui attribuent une connotation.

Si l’on se donne la peine d’analyser l’usage que les dictionnaires font de ces marques, on constate que bien des facteurs semblent intervenir. J’ai choisi, pour illustrer mon point, trois mots courants tirés du Petit Robert, mots qui tous sont précédés d’une marque d’usage. Ces mots sont individu, collaborateur et nègre, celui qu’il ne faudrait apparemment plus prononcer, et surtout toujours dénoncer. 

À SUIVRE

Maurice Rouleau

(1)   Aurais-je mieux fait d’`écrire« banni PAR Facebook » plutôt que « banni DE Facebook »?… J’ai opté pour DE, car, même si c’est Facebook qui informe ses utilisateurs (ce qui me justifierait d’utiliser « banni par »), cette plateforme prend bien soin de préciser que ce sont « d’autres personnes » qui lui ont signalé cette « injure » (d’où « banni de »). La condamnation n’est donc pas sienne. C’est celle des autres! Facebook se veut uniquement la courroie de transmission! C’est du moins l’interprétation que j’en fais.

Mais la tentation d’utiliser par ne disparaît pas pour autant. N’étant pas un  utilisateur de Facebook, je me pose des questions : Facebook se cache-t-il derrière de prétendus signalements pour justifier sa propre politique de censure? S’il y a de réels signalements, combien en faut-il pour que Facebook déclare un texte injurieux et, conséquemment, ne veuille pas le transmettre à d’autres utilisateurs de sa plateforme? Un seul suffit-il?… Est-ce que Facebook analyse la pertinence d’un signalement avant d’endosser l’opinion de l’informateur « injurié »? Si oui, j’aimerais bien lire le document dans lequel Facebook s’engage formellement à le faire. Mais à l’impossible, nul n’est tenu. Si un texte ne faisait que reproduire ce que le Merriam-Webster dit du mot nigger, ce texte serait-il jugé injurieux par Facebook? Si oui, cela voudrait dire qu’il n’est plus possible de se référer à un dictionnaire, sans se le faire reprocher! Faudrait-il aller jusqu’à retirer le mot « offensant » de tous les dictionnaires?… L’idée me semble disons… farfelue, pour ne pas utiliser un terme plus fort.

(2) Pour en savoir plus sur l’apparition de mots dans la langue, voir les deux billets qui traitent respectivement de néologie de forme et de néologie de sens.   

(3)  Ce qui m’agace dans teeshirt (avec ou sans trait d’union), c’est son premier élément de formation, tee. Il m’agace pour diverses raisons, qui, j’en conviens, n’ont pas toutes le même poids : 1) bien des francophones ignorent que TEE est la prononciation anglaise de la lettre T (la motivation du mot teeshirt leur échappe alors totalement); 2) le mot anglais tire son origine de la ressemblance du vêtement avec un T majuscule (ce qui n’est pas assurément pas apparent dans teeshirt, où le t est minuscule); 3) tee est surtout connu pour désigner le petit support en forme de T majuscule (vu de côté) sur lequel le golfeur place sa balle pour exécuter chacun de ses coups de départ (tee- dans teeshirt n’a en fait rien à voir avec le golf; teeshirt n’a rien à voir avec la tenue habituelle ou réglementaire des golfeurs). Alors…

Vous ne faites pas de faute si vous écrivez teeshirt, c’est la graphie que recommande le dictionnaire. Moi, je préfère T-shirt; je le trouve plus parlant. Ce faisant, je ne fais pas de faute — du moins pas encore —, car le dictionnaire tolère toujours cette graphie.   

(4) Le mot bombe, qui au départ désignait un engin explosif (ex. bombe artisanale), est de nos jours utilisé pour dire bien d’autres choses : soit une personne particulièrement séduisante (ex. cette fille, c’est une vraie bombe); soit la casquette hémisphérique porté par un cavalier (ex. il a perdu sa bombe); soit un appareil servant à disperser un liquide en fines gouttelettes (ex. bombe aérosol); soit un générateur de rayons gamma utilisés dans le traitement des cancers (ex. bombe au cobalt); soit un programme introduit par malveillance dans un système informatique (ex. bombe logique).

Le mot crème, qui désignait au départ la matière grasse du lait dont on fait le beurre, est aujourd’hui utilisé pour désigner soit le meilleur d’une catégorie (ex. c’est la crème des entraîneurs); soit un dessert (ex. une crème brûlée); soit un potage onctueux (ex. une crème d’asperges); soit une liqueur (ex. une crème de menthe); soit une préparation cosmétique (ex. une crème hydratante); soit, et plus étonnamment encore, une fine poudre blanche, inodore et légèrement acide, utilisée en cuisine (ex. la crème de tartre). 

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Publié dans Contraintes de la langue, Particularités langagières | 6 commentaires

Le mot commençant par N ou le n-word

 

Où est réellement le problème?

Peut-on guérir les maux en changeant les mots?

Il y a quelques jours, un bon ami à moi me demande ce que je pense du psychodrame (i.e. Situation dramatiquement tendue, révélatrice d’un conflit) dont l’Université d’Ottawa a été le théâtre en septembre et qui a fait couler beaucoup d’encre (1) et… de salive. Pour ceux qui ne sont pas au fait, voici en bref ce dont il s’agit.

Dans son cours, Mme Verushka Lieutenant-Duval utilise le mot nigger pour illustrer le sujet abordé en classe cette journée-là. La réaction ne se fait pas attendre. Voilà un mot qu’une « Blanche ne doit jamais prononcer », lui fait-on savoir. Elle aurait dû, selon l’acte d’accusation, utiliser n-word ou sa forme francisée mot commençant par n. La professeure ne se doute pas que ce mot, utilisé dans un contexte purement pédagogique, est offensant! Le soir même, elle s’en excuse auprès de ses étudiants. Mais le mal est fait. Que dis-je? Un crime a été commis, un crime de lèse-majesté, la majesté étant l’oreille de certains étudiants.  

Ce qui aurait pu servir de prétexte à une réflexion fort pertinente — la professeure a d’ailleurs invité ses étudiants à débattre de la question au cours suivant — déraille complètement. Ouste la catharsis! Les esprits s’échauffent; les médias sociaux s’emparent de l’affaire :

Le doyen de la faculté des arts prend fait et cause pour l’étudiant** qui a sonné la charge. Il écrit : « Ce langage était offensant (2) et totalement inacceptable dans nos salles de classe et sur notre campus ». Vous aurez sans doute remarqué l’absence de nuance dans son propos. Il n’a pas dit « pourrait être offensant », mais bien « est offensant ». Le « crime », ou ce qui semble en être un, doit être puni : Mme Lieutenant-Duval est temporairement suspendue. L’université va même jusqu’à offrir aux étudiants** de continuer à suivre leur cours avec un autre professeur**!

** J’espère n’offenser personne en utilisant le masculin comme générique.   

Même M. Jacques Frémont, avocat de formation, qui, soit dit en passant, fut président de la Commission des droits de la personne et des droits de la jeunesse du Québec et qui est actuellement recteur et vice-chancelier de l’Université d’Ottawa, se sent interpellé. Il intervient à son tour. Il se pose en Salomon. Il coupe la poire en deux : « Liberté d’expression et droit à la dignité ne se contredisent pas ». Si je comprends bien, la professeure a le droit d’utiliser nigger, mais avec les conséquences que ce geste risque d’entraîner, car les étudiants, eux aussi, ont droit à leur dignité! Tous les professeurs ne voient toutefois pas en lui le Salomon qu’il se veut être. Il est même allé plus loin : « Les membres des groupes dominants n’ont tout simplement pas la légitimité pour décider ce qui constitue une micro-agression. » Une telle prise de position ne peut que diviser le corps professoral. L’enjeu est de taille; il s’agit de la liberté d’expression. Le 21 octobre, le recteur sent le besoin de lancer un appel au calme

Que répondre à mon bon ami qui désire savoir ce que m’inspire toute cette histoire? Je l’avoue, je ne sais vraiment pas par où commencer. Trop de questions se bousculent dans ma tête. À commencer par celles concernant la nature même de l’enjeu : la liberté d’expression.

  1. Est-ce une valeur encore défendue par l’université?
  2. Si oui, est-elle totale ou limitée?
  3. Est-elle apparente ou réelle?
  4. Qui peut s’en réclamer, les étudiants, les professeurs ou les deux?

Si je me pose ces questions, c’est que, d’après ce que rapporte la presse, la liberté d’expression serait menacée. Mais cela semble une « fake news ». Du moins, si j’en crois les règlements en vigueur dans cette institution de haut savoir. Plus précisément le règlement 121, intitulé Politique sur la liberté d’expression, qui se lit comme suit :

« En tant qu’établissement autonome régi par les principes de la gouvernance collégiale, l’Université reconnaît que sa valeur la plus fondamentale est celle de la liberté académique. Elle prise et protège la liberté d’enquête et la liberté d’expression sous toutes ses formes ; elle refuse donc de s’interposer entre la communauté et les vues jugées controversées ou répréhensibles, et ne permet aucune répression de la libre expression de la gamme complète de la pensée humaine, à l’intérieur des limites imposées à l’Université par la loi du Canada et de l’Ontario.

Tous les membres de la communauté de l’Université d’Ottawa, qu’ils soient membres du corps professoral ou étudiant, membres du personnel de soutien ou de recherche, à titre individuel ou en tant que membres d’un groupe, ainsi que tous les visiteurs sur le campus, jouissent du droit d’exprimer leurs vues en toute liberté.

L’Université reconnaît que la liberté de débattre et la critique font partie intégrante de la quête du savoir. En tant que parties prenantes dans la gouvernance collégiale, tous les membres de la communauté sont tenus de se comporter en accord avec les lois applicables et ces valeurs, valeurs que l’université protégera au moyen de toute démarche qu’elle estime nécessaire. Les visiteurs sur le campus sont également tenus de respecter ces valeurs, les politiques de l’Université et les lois applicables. Toute plainte en vertu de cette politique doit être déposée à l’instance interne stipulée dans les politiques et les règlements de l’Université. »

Si ce règlement doit, comme il est dit, être respecté par tous ceux qui fréquentent le campus universitaire (administrateurs, professeurs, étudiants, employés, visiteurs), la liberté d’expression est garantie. Comment expliquer alors l’écart plus qu’apparent entre le principe énoncé dans le règlement et son interprétation par les autorités, par les étudiants…?

Le problème doit être ailleurs. Mais où? Existerait-il d’autres mots que celui commençant par n qui seraient susceptibles de générer un autre psychodrame? Si oui, ont-ils quelque chose en commun qui me permettrait d’y voir plus clair? Voilà un sujet qu’il serait intéressant d’examiner de près. Mais ce serait ratisser trop large. Je vais me limiter à ce n-word, car bien d’autres questions à son sujet me viennent à l’esprit.

  1. Est-ce que nigger est le seul mot anglais qu’une « Blanche ne doit jamais prononcer »?
  2. Qu’en est-il de negro? Serait-il lui aussi frappé du même anathème?
  3. Pourquoi avoir choisi n-word, mot vague par excellence, pour dire la réalité dont on veut parler?
  4. La langue anglaise serait-elle à court de mot « acceptable » pour dire cette réalité, innommable?
  5. Est-ce que negro ou nigger ont une connotation négative depuis leur apparition dans la langue?
  6. Sinon, d’où leur vient-elle?
  7. Combien de voix dénonciatrices faut-il pour qu’un problème, apparent ou réel, fasse la manchette? Une seule?
  8. Est-ce que nigger n’est offensant que dans la bouche d’une Blanche?
  9. Est-ce que se faire appeler Blanche par une Noire est moins offensant que se faire appeler nigger par une Blanche?  
  10. Le mot nègre est aussi mal reçu en français que nigger en anglais?

Comme vous pouvez le constater, la question que me pose mon ami en soulève bien d’autres. Auxquelles j’aimerais pouvoir répondre, mais ce serait trop long. Si je ne devais répondre qu’à une seule question, quelle serait-elle? Je crois que celle qui résume le mieux le problème est la suivante :  

Est-il moins offensant d’utiliser n-word que nigger? Le vrai problème, est-ce réellement l’utilisation du mot nigger?… Autrement dit, est-on vraiment moins raciste si l’on utilise n-word?…

De toute évidence, certains le croient. Au point de vouloir imposer cette pratique à tous, comme cela s’est produit à l’Université d’Ottawa. Mais je ne les suis pas.

Étant donné qu’un mot est, par définition, le reflet de la pensée, la matérialisation d’une idée, dire n-word et prétendre ne pas avoir de pensée raciste, ne serait-ce pas de la pure hypocrisie? Cette dernière question est, vous l’aurez compris, purement rhétorique. N-word n’est en fait rien d’autre que nigger sous une livrée que l’on prétend plus acceptable. Ne faisons pas l’autruche. Voyons les choses telles qu’elles sont. Le problème n’est pas le mot. Le problème, c’est ce que représente le mot. Le mot que l’on ne doit pas dire… même s’il est le reflet de ce que l’on veut exprimer.

La solution ne serait-elle pas plutôt de changer notre façon de penser?… Ce serait, d’après moi, beaucoup plus efficace que de vouloir changer un mot. Car militer pour l’utilisation d’un nouveau terme auquel on fait dire la même vieille réalité et espérer régler  le problème, c’est se leurrer. C’est se mettre la tête dans le sable. C’est donner un coup d’épée dans l’eau. Force m’est de  reconnaître toutefois que ce coup d’épée fait beaucoup jaser, par les temps qui courent. Vous l’ignorez peut-être, mais le recteur vient tout juste de lancer un nouvel appel au calme! De toute évidence la tempête ne s’est toujours pas calmée.

Maurice Rouleau

(1)

(2) Il est étonnant de constater que tous ne sont pas offensés par les mêmes choses. Ni au même degré. Un mot, une caricature, une scène peuvent être plus…, moins… ou très offensants.  

À preuve, la mise en garde que l’on voit à l’occasion au début d’une émission de télévision :

  • « Cette émission contient des scènes de violence qui pourraient offenser certains téléspectateurs. »  Il y en a donc d’autres qui ne le seraient pas.
  • « Cette émission comporte des images pouvant ne pas convenir aux personnes sensibles. Nous préférons vous en avertir. » Il existerait donc des personnes moins sensibles.
  • « Le langage contenu dans cette émission pourrait offenser certains téléspectateurs. » C’est dire que d’autres ne le seraient pas.

Tout dépend donc de la sensibilité, de la susceptibilité de chacun.

Pourquoi alors vouloir imposer à tous notre propre point de vue? Vouloir que tous aient notre propre susceptibilité? Ce faisant, ne trumpons-nous pas tout le monde? À commencer par nous-mêmes?… Je le crains.

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Savoir lire / Savoir écrire

 

Savoir lire : plus exigeant qu’on le croit.

 Ne pas savoir lire : plus courant qu’on le pense.

 

Se faire dire qu’on ne sait pas lire est généralement mal reçu. Et pour cause. La plupart du temps, c’est une remarque désobligeante, équivalente à « Tu ne comprends rien ». En voici quelques exemples :   

« Dis donc toi, tu ne sais pas lire? Ce restaurant est interdit aux youtres [juifs]. » (Source : Au revoir les enfants, film de Louis Malle)

« Si tu ne l’acceptes pas, cette femme, elle te détruira, tu ne sais donc pas lire dans ses yeux ? Regarde cette lueur perfide, prête à tout pour défendre sa « possession » en l’occurrence toi. » (Source : Le pavillon des enfants fous, roman de Valérie Valère)

« Tu ne sais donc pas lire en plus ? Relis mon tweet. » (Source : un forum de discussion)

« Tu ne sais donc pas lire? C’est un de leurs directeurs marketing tout de même, ce n’est pas rien! » (Source : un forum de discussion)

Si nous prenons si mal une telle remarque, c’est que nous sommes convaincus de savoir lire; notre compétence en la matière ne peut tout simplement pas être mise en doute. Corollaire obligé, c’est l’autre qui ne sait pas écrire. Je ne vous apprends rien en vous disant que nous sommes toujours plus tolérants envers nous-mêmes qu’envers les autres. Ne voit-on pas plus facilement la paille dans l’œil du voisin que la poutre dans le nôtre?… C’est tout dire.

Ce qui m’amène à vous parler à nouveau (ou de nouveau) de notre prétendue compétence en lecture, c’est un courriel qu’un bon ami à moi m’a récemment fait parvenir. Il commence ainsi :

Something for us to do, to keep those « aging » grey cells active!

Take a couple of minutes and work on these puzzles.

Comment ne pas me sentir visé, quand je vois le mot guillemeté (ou, si vous préférez, guillemé)! Étant donné que mon ami et moi sommes tous deux du même âge — que, jeune ado j’aurais qualifié de vénérable —, j’en déduis qu’il veut me mettre à l’épreuve, s’assurer qu’il n’est pas le seul à ne pas avoir répondu correctement à toutes les questions posées.

Si je comprends bien, les questions, ou devinettes (puzzles), que contient ce courriel exigeraient de tout lecteur âgé qu’il se creuse les méninges, qu’il active ses neurones. Ce qu’il n’aurait plus tendance — d’après ce que certains disent — à faire autant qu’avant. En lisant cela, je ne peux que me demander s’il existe vraiment des devinettes destinées tout particulièrement aux personnes âgées. Des devinettes auxquelles les moins âgées, elles, répondraient sans difficultés. L’idée me semble pour le moins saugrenue. Mais on ne sait jamais…

Pour le commun des mortels, âgé ou non, une devinette est souvent vue comme une question piège. Convaincu que, peu importent les efforts qu’il y mettrait, la réponse lui échapperait, il donne très rapidement sa langue au chat.

Si, par exemple, on lui demande : « Quel genre de souliers un musicien préfère-t-il? » ou « Quelle différence y a-t-il entre un coiffeur et un chauffeur de taxi parisien? » ou encore « Pourquoi les pêcheurs ne sont-ils jamais obèses? », il restera, j’en suis presque sûr, muet. Et quand on lui donne la réponse (1), il ne trouve rien d’autre à dire que : « Elle est bien bonne. » Jamais il ne dira : « Tu m’as bien eu! » Car de telles questions ne mettent aucunement en cause ses capacités intellectuelles. 

Mais il existe un autre genre de devinettes, celles auxquelles il pense pouvoir répondre sans trop de difficultés. Mais, la plupart du temps, il se fait piéger. Généralement, c’est parce qu’il n’a pas, pour une raison ou pour une autre, lu correctement la question.

Si, par exemple, on lui demande : « Combien de fois peut-on soustraire 10 de 200? », la réponse lui semble tellement évidente qu’il n’hésite pas un seul instant. Il répond : 20 fois. Car il sait depuis fort longtemps que 200 est le produit de 20 x 10. Mais ce qui lui semblait l’évidence même est totalement faux. J’aurais le goût, à mon tour, de lui donner ce conseil : « Take a couple of minutes and work on that puzzle. »

Il aurait dû savoir qu’après avoir enlevé 10, une première fois, il ne reste plus que 190. La réponse est donc « Une seule fois », et non pas 20 fois, comme il le prétend. Là, il pourra dire : « Tu m’as bien eu! ». Ce faisant, il reconnaît qu’il s’est fait prendre à raisonner tout croche, comme on dit chez nous. 

Mais les devinettes qu’on me propose dans le courriel que je viens de recevoir ne devraient pas correspondre au premier genre décrit ci-dessus, celles où il faut donner sa langue au chat; celles où il est inutile de se creuser les méninges. Car l’objectif avoué est précisément l’inverse. On veut qu’en tant que personne âgée je me les creuse. Je m’attends donc à ce que ces devinettes appartiennent au deuxième groupe, celles qui exigent de bien lire, de bien comprendre les questions. Mais est-ce bien le cas? Je poursuis donc la lecture du courriel, car il me presse d’en savoir plus.

Q-1     Johnny’s mother had three children. The first child was named April. The second child was named May. What was the third child’s name?…

Comme on s’attend à ce que ce soit une colle, on est tenté de se dire : « Comment le saurais-je? ». Puis on se ravise. Il ne faut pas donner sa langue au chat si rapidement. Il faut faire travailler ses méninges… On la relit donc. Puis, soudainement, la réponse nous saute aux yeux. Du moins le croit-on. Comment a-t-on pu ne pas la voir à la première lecture? April, May… Ce ne peut donc être que June!

Même si June respecte une certaine logique, ce n’est pas la bonne réponse. Tous ne se font pas piéger, j’en conviens, mais un très grand nombre tombe dans le panneau.

La réponse, elle crève les yeux. C’est Johnny.

Zut alors! Je me suis fait avoir.

Et, comme si rien d’anormal ne s’était produit, on s’empresse de passer à autre chose. Ou à l’autre question. Pourtant il s’est passé quelque chose. On a fait une erreur. Monumentale. Mais on n’est pas intéressé à savoir pourquoi on s’est fait avoir si facilement. On le devrait pourtant. Ne serait-ce que pour éviter de refaire la même erreur. Plus tard ou dans quelques minutes…

Personne ne peut prétendre que cette question est mal formulée. D’un point de vue grammatical, elle est irréprochable. Si quelqu’un ne peut y répondre, il n’a qu’à s’en prendre à lui-même. La seule explication est qu’il ne sait pas lire. En voyant les deux noms en gras, il croit y voir un indice. En fait, ils ne font que détourner son attention. L’opération a été un succès, il faut bien le reconnaître. D’où l’erreur commise. Umberto Eco (Voir Pouvoir lire / Savoir écrire) lui dirait qu’il n’a pas su faire appel au déjà-dit, qui pourtant se trouve au début de la phrase précédente. Imaginez ce qu’il pourrait en être si le déjà-dit se trouvait encore plus avant dans le texte! J’aime mieux ne pas y penser.

Q-2      Billy was born on December 25th, yet his birthday is always in the summer. How is this possible?

Dans l’esprit du lecteur que je suis et dans celui de bien d’autres, Noël et hiver sont indissociables. À coup sûr, il ne peut s’agir que d’une question piège. On donne alors sa langue au chat sans prendre la peine de réfléchir. Il est vrai que tous n’ont pas la chance d’aller passer leurs vacances des fêtes disons… en Australie 😉, mais ce n’est pas une raison pour ne pas savoir que, dans l’hémisphère sud, les saisons sont inversées. Umberto Eco lui dirait qu’il n’a pas su faire appel au non-dit. Un non-dit qui trouve sa justification dans le fait que le préciser serait perçu comme redondant. D’où l’importance d’une bonne culture générale quand vient le temps de comprendre un texte. Et surtout de faire appel à ses connaissances, quand le besoin se fait sentir.  

Cela est particulièrement vrai dans le cas d’un traducteur. Car l’auteur du texte de départ ne connaît pas l’étendue des connaissances de celui qui aura à le traduire. Si le lecteur/traducteur ne sait pas combler les vides laissés par l’auteur, il dira que le texte est mal écrit, alors que c’est fort probablement lui qui ne sait pas lire.     

Q-3      There is a clerk at the butcher shop who is six feet 4 inches (ou I,93 m) tall and wears size 15 (ou 50) sneakers. What does he weigh?

Encore là, le lecteur « inattentif » se fait piéger. En lisant le dernier mot, weigh, il fait immédiatement le rapprochement avec deux mots qu’il vient tout juste de lire : tall (taille) et size (pointure). Étant donné que ces deux mots appartiennent à un même champ lexical (description d’une personne), il en conclut qu’il en est de même du troisième. Qu’il est question de son poids. Autrement dit, le lecteur voit dans tall et size une information qu’il juge pertinente mais qui, de fait, ne l’est absolument pas. Il s’est laissé distraire. Encore une fois. Le fait que weigh est un verbe lui a échappé. Ce qui, du même coup, lui fait oublier l’importance de l’élément interrogatif, what, associé à ce verbe.  

La présence de cet élément change pourtant la nature du verbe. S’il avait bien lu la question, il aurait vu que « peser », l’équivalent français du verbe weigh (to), est ici un verbe transitif et non intransitif. — Ce qui, soit dit en passant, est aussi vrai en anglais qu’en français. — Il n’est pas question de ce que le boucher pèse (v. intr.) i.e. de son propre poids, mais bien de ce qu’il pèse (v. tr.) i.e. ce dont il détermine le poids. Il n’est pas dit : How much does he weigh? Mais bien What does he weigh?

Celui qui a mal lu la question — tout en prétendant savoir lire — répondra sans doute qu’il n’en a aucune idée. Il sait pourtant très bien que ce que tout boucher est appelé à peser, c’est de la viande. Pas des fruits ni des légumes!

  – Zut alors! Je me suis encore fait avoir.  

S’il s’est laissé distraire, c’est qu’il n’est pas conscient que lire est une opération exigeante. Que le message véhiculé par les mots n’est pas nécessairement celui qu’il croit y voir à première vue. Qu’une seconde lecture, attentive cette fois, pourrait être utile, pour ne pas dire nécessaire.

Q-4      What was the United States President’s name in 1975?

  Rares sont ceux qui peuvent, à brûle-pourpoint, répondre à cette question, vous en conviendrez. C’est ce que se dira fort probablement tout lecteur moyen, ou lambda, comme on dit familièrement ailleurs (2). Sauf peut-être un féru d’histoire américaine qui lui sait que c’était Gerald R. Ford. Tout autre lecteur dira qu’on lui en demande un peu trop. Ce qui s’est passé, voilà près d’un demi-siècle, n’est pas frais à sa mémoire. Il ne lui reste plus alors qu’à donner sa langue au chat. Ses connaissances qui, d’après lui, sont ici mises à rudes épreuves ne sont pourtant pas celles qu’il croit. Ce ne sont pas ses connaissances en histoire, mais bien ses compétences en lecture qui sont testées. Je m’explique.

Pourquoi prétend-il, d’emblée, ne pas pouvoir répondre à cette question? Pour une raison fort simple : subodorant une question piège, il lui fait dire ce à quoi il ne peut pas répondre. Pourtant, s’il s’était donné la peine de lire attentivement la question, il aurait pu répondre correctement, mais autrement que le ferait un féru d’histoire. Cela ne s’est pas produit. Il s’est laissé leurrer… par l’année mentionnée. Cette donnée n’est pas fausse, mais elle n’est pas pertinente, même s’il la juge telle. Il ne le sait pas, mais la réponse à cette question serait la même que l’année soit 1980 ou 1950, voire même 2016. Comment cela est-il possible, direz-vous? Si vous relisez attentivement la question, vous constaterez qu’on ne vous demande pas formellement qui, en 1975, était président des États-Unis, mais bien quel était, en 1975, le nom du président.

Il y a dans cette formulation une part de non-dit (pour parler comme Umberto Eco) que vous n’avez pas voulu voir, car vous partiez avec l’idée que c’était une question piège. Cette question peut pourtant avoir un autre sens. Car le non-dit est l’adjectif actuel. Que le rédacteur de la question n’a pas jugé bon de préciser et que vous n’avez pas su débusquer. Relisez la question attentivement. La réponse que vous prétendiez ne pas connaître, vous ne pouvez pas ne pas la connaître. C’est Donald J. Trump (1946-…). Si vous n’avez pas su répondre correctement à la question, c’est que vous n’avez pas réussi à « construire une représentation mentale identique ou très semblable à celle qu’avait à l’esprit l’auteur de la question. »

La question aurait-elle pu être formulée différemment? Oui.

Est-elle pour autant mal formulée? Non.

  – Zut alors! Je me suis encore fait avoir.

Pourquoi ne l’avez-vous pas lue correctement?… Serait-ce parce que vous êtes partis avec l’idée que vous ne sauriez y répondre? Si tel est le cas, vous arrive-t-il souvent de faire le même genre d’erreur quand vous lisez un texte? Pensez-y bien avant de répondre NON. N’oubliez jamais que savoir lire n’est pas toujours aussi facile qu’on l’imagine.  

Q-5       Before Mt. Everest was discovered, what was the highest mountain in the world?

            Étant donné que la géomorphologie n’est pas votre tasse de thé — ce qu’on ne peut honnêtement pas reprocher à qui que ce soit —; étant donné que vous ne pourriez peut-être même pas nommer la plus haute montagne du Canada (c’est le mont Logan), alors nommer celle qui est la plus haute du monde avant que l’on découvre le mont Everest dépasse forcément vos compétences. Vous ne trouvez rien de mieux à faire, dans ces circonstances, que de donner votre langue au chat. Mais vous ne devriez pas. Relisez attentivement la question. Sans idée préconçue, cette fois-ci. Si vous partez avec l’idée que c’est une question piège, il est certain que la réponse ne vous viendra pas. Tout comme ce pauvre diable qui, constatant à son retour à la maison, en fin de soirée, qu’il a perdu sa montre, se met à la chercher sous un lampadaire parce que c’est le seul endroit où il peut bien voir! Point n’est besoin de préciser qu’il ne l’a pas trouvée.

Si vous lisez réellement ce qui est écrit et non ce que vous croyez y lire, vous verrez que ce n’est pas une question piège. Vous savez fort pertinemment que ce n’est pas parce qu’une chose vous est inconnue qu’elle n’existe pas. (À quoi ont bien pu servir les cours que vous avez suivis?…)  Pourquoi alors agir ici comme si c’était le cas? La réponse, vous la connaissez. Pensez-y!… C’est le mont Everest!

  – Zut alors! Je me suis encore fait avoir. 

Le lecteur a cru combler correctement un vide laissé par le rédacteur de la question. Il a cru qu’on lui demandait quelle était la montagne « reconnue » comme étant la plus haute avant que l’on découvre le mont Everest. Il a cru avoir dégagé le non-dit, pour parler comme Umberto Eco. Mais il se trompe. S’il s’est fait piéger, c’est qu’il a interprété la question en fonction de ce qu’il croyait qu’elle était : une colle. S’il avait prêté attention au libellé de la question, il aurait répondu correctement à cette question.    

Savoir lire, est-il besoin de le répéter, exige plus qu’un survol rapide des mots, que l’on en soit conscient ou pas. C’est, nous disent les experts, une « activité mentale multidimensionnelle dont le but est la construction d’une représentation sémantique de ce qui est écrit ». Il serait sans doute fort pertinent de se le rappeler en tout temps.

Q-6       If you were running a race and you passed the person in 2nd place, what place would you be in now?

Si vous répondez « En première place », vous vous êtes fait avoir. Tout en croyant, évidemment, avoir bien répondu. Et ce, pour une raison fort simple. Vous vous êtes laissé distraire par certains mots. Vous les avez compris hors contexte. Vous savez depuis votre tendre enfance que un vient avant deux. D’où votre réponse. Mais si vous relisez attentivement la question, vous constaterez que vous avez répondu à la question que vous avez cru lire et non à celle qui vous était posée. On ne vous a pas demandé quelle place vient avant la deuxième, mais bien plutôt quelle place vous occuperiez après avoir doublé celui qui est en deuxième place. Comme vous n’avez alors fait que prendre sa place, la seule réponse possible est : deuxième. Et non première.

  – Zut alors! Je me suis encore fait avoir. 

Si vous vous êtes fait piéger, c’est que vous n’avez pas accordé toute l’attention voulue aux mots utilisés dans la question. Je le répète : Savoir lire n’est vraiment pas aussi facile qu’on le pense.

Une dernière question.

Q-7       Why in California can’t we take a picture of a man with a wooden leg?

  Vous êtes sans doute étonné d’apprendre que, dans cet État, un homme à la jambe de bois est un intouchable! C’est à peine croyable. Mais comme vous l’ignoriez, il vous est impossible de justifier une telle interdiction. Vous donnez donc votre langue au chat.

L’idée que vous ayez mal lu la question ne vous vient pas à l’esprit, car… vous savez lire. Du moins, le pensez-vous. Pourtant une relecture pourrait être utile. Une relecture, attentive cette fois. Une relecture qui vous ferait voir la question sous un autre angle. En fait, il y a plusieurs autres lectures possibles.

  1. Vous pourriez vous demander si cela n’est interdit qu’en Californie ou si ce nom n’est là que pour vous distraire.   
  2. Vous pourriez vous demander quel sens il vous faut ici donner au mot man. En anglais, ce terme désigne soit « an individual humane », soit « specially an adult male human ». Si vous lui attribuez son sens restreint, celui de « mâle », vous pourriez vous demander si cette interdiction touche également les femmes portant une telle prothèse.
  3. Vous pourriez vous demander si, dans cet État, les prothèses en bois ne seraient tout simplement pas chose du passé. Cette interprétation est possible si vous y voyez comme non-dit, l’adverbe nowadays. Si tel est le cas, il ne s’agit plus d’une interdiction, comme vous l’avez peut-être initialement pensé, mais d’une impossibilité, une jambe de bois étant un anachronisme.

Vous constatez que, selon le sens que vous attribuez à certains mots, dits ou non dits, la réponse pourrait varier. Clairement, comprendre une question ou un texte exige de la part du lecteur un effort qui lui permettra de « construire une représentation mentale identique ou très semblable à celle qu’avait à l’esprit l’auteur de la question ». Là seulement pourrez-vous prétendre comprendre la question posée. Il faut donc gratter la surface du texte pour en découvrir la « substantifique moelle ». Et pour ce faire, rien de mieux que l’approche par questionnement.

Mais il faut plus que s’entendre sur le sens des mots. Il faut aussi arriver à établir avec précision le rôle que chacun d’eux, pris isolément ou en groupe, joue dans la phrase. Dans mon temps, on appelait cette opération Analyse grammaticale.Si cela s’enseigne encore de nos jours — le contraire me semblerait impensable —, c’est assurément sous une autre appellation, car la terminologie grammaticale n’est plus ce qu’elle était.

Vous pourriez vous demander par exemple quelle est la fonction réelle de with a wooden leg dans cette phrase. Si vous ne vous êtes pas posé la question, c’est peut-être là la raison pour laquelle vous ne trouvez rien de mieux à faire que de donner votre langue au chat. Voyons ce qu’il en est.

La fonction réelle de with a wooden leg 

Vous l’avez fort probablement vu comme un complément déterminatif du substantif man. Ce qu’il peut effectivement être, selon Grevisse (3).

Dire un homme avec une jambe de bois est grammaticalement correct. D’où l’interprétation que tout un chacun a tendance à donner d’emblée à man with a wooden leg. Car, vue ainsi, la question est précisément du genre de question auquel il s’attend : une question piège. Son interprétation ne peut qu’être la bonne. L’idée qu’il puisse en être autrement (i.e. qu’une autre lecture soit possible ou nécessaire) ne lui vient donc pas à l’esprit.

Mais, si with a wooden leg jouait un rôle autre que celui de complément déterminatif…; si sa présence après man n’était due qu’au hasard, autrement dit si ce groupe de mots n’entretenait aucun rapport formel avec man… Avez-vous envisagé une telle possibilité?… Probablement que non.

S’il s’agissait plutôt d’un complément circonstanciel?… La fonction d’un tel complément, chacun le sait, est de fournir des précisions sur l’action décrite par le verbe. Il peut nous renseigner sur le lieu, le moment, la manière, la cause, le but ou le moyen, etc. À ce titre, il dépend directement du verbe et non du substantif qui pourrait, par le plus curieux des hasards, le précéder, comme dans le cas qui nous intéresse.

S’il s’agit d’un complément circonstanciel — ce qui peut techniquement être le cas —, la réponse à la question vous la connaissez, vous n’avez aucune raison de donner votre langue au chat : que ce soit en Californie ou ailleurs, on ne peut pas utiliser une jambe de bois pour photographier. Ni un homme, ni une femme, ni un enfant, ni  quoi que ce soit d’autre. Personne ne dira le contraire.

  – Zut alors! Je me suis encore fait avoir. 

Je reconnais que la formulation est tendancieuse, qu’elle cherche à vous faire croire que vous n’en savez rien. Mais, vous en conviendrez, grammaticalement parlant, on ne peut rien lui reprocher. La place de ce complément circonstanciel respecte la structure canonique de la phrase : Sujet-Verbe-Complément, le complément direct avant le complément indirect ou circonstanciel (ex. Arnaud a visité le Québec avec son amie Ambre.) L’anglais en fait autant : “You can’t eat your spaghetti with a spoon.”

Ce qui est problématique dans la formulation de cette devinette, ce n’est pas, contrairement à ce qu’on pourrait penser, la place de ce complément circonstanciel. Il peut fort bien se trouver en fin de phrase et suivre immédiatement un nom, sans pour autant en gêner la compréhension. À preuve :  

Take good pictures of this landscape with your mobile device

How to take a picture of your family with a webcam

Capture a good photo of the crashed car with your phone

Ce qui est problématique, c’est que with a wooden leg placé immédiatement après man peut facilement être interprété comme un complément du nom, ce qui n’est pas le cas dans les exemples cités : landscape with your mobile device, family with a webcam, car with your phone. Et que man with a wooden leg constitue un syntagme connu de tout lecteur, d’où l’impossibilité apparente de l’envisager sous un autre angle; l’impossibilité d’en dissocier les éléments man et with a wooden leg.

Ouvrons une parenthèse.

N’allez pas penser que ce genre de problème ne se rencontre qu’en anglais. Que non! On le rencontre également en français. Par exemple, quand un complément, circonstanciel ou autre, suit un adjectif ou un participe passé utilisé comme adjectif.

Je lisais récemment : « Josh en a profité pour aller s’acheter du bon chocolat bio au gingembre confit dans un magasin spécialisé. » Soit dit en passant, dans mon coin de pays, pour désigner un tel commerce, on utilise volontiers chocolaterie (4). Le lecteur doit-il comprendre que le gingembre a été confit dans un magasin spécialisé ou que Josh est allé dans un magasin spécialisé pour se procurer ce chocolat qu’il aime tant? Moi, j’opte d’emblée pour la seconde interprétation. Un autre pourrait tout aussi bien opter pour la première, se disant que le gingembre est certainement confit sur place. Mais qui a raison? Il n’est donc pas facile, dans ce cas-ci, de « construire une représentation mentale identique ou très semblable à celle qu’avait à l’esprit l’auteur de la phrase. » Seul l’auteur de cette phrase saurait trancher.

Un autre exemple : L’odeur spécifique du cuir neuf. Sommes-nous en présence d’un complément d’adjectif sous prétexte qu’il suit immédiatement spécifique ou d’un complément du nom odeur, séparé par l’adjectif spécifique? Est-ce un complément de l’adjectif ou du nom? La question ne se pose pourtant pas si je dis : L’odeur agréable du cuir neuf. Alors…? J’ai déjà traité de ce cas particulier en 2016 (5).

Fermons la parenthèse.

Revenons à nos moutons, i.e. à la fameuse Q-7 : Why in California can’t we take a picture of a man with a wooden leg?

Une fois la réponse connue, toute personne âgée, et peut-être aussi moins âgée, se dira qu’elle s’est fait avoir. On pourrait même aller jusqu’à lui accorder le droit de dire que le rédacteur ne sait pas écrire. Mais est-ce bien le cas? D’autres, dont je suis, pourraient voir la chose différemment. Sans toutefois aller jusqu’à dire que la formulation est irréprochable.

Et là, je me mets à phantasmer, ou fantasmer (6), si vous préférez.

Pourquoi les enseignants ne recourraient-ils pas à des devinettes pour apprendre à leurs jeunes élèves à lire correctement, à bien comprendre ce qu’ils lisent. Cela ne les empêcherait pas de leur enseigner comment fonctionne leur langue maternelle. D’une façon ludique et non assommante, comme peut facilement l’être l’apprentissage de la grammaire. Ce serait une façon différente de leur enseigner le français, qui pourrait donner d’aussi bons résultats. Peut-être même meilleurs. Qui sait?… Ce serait un genre d’apprentissage par résolution de problèmes.   

  Une telle approche pédagogique, mieux connue sous le sigle APP (7), n’est pas nouvelle. Elle a été développée, dans les années 1970, par les professeurs de la faculté de médecine de l’Université McMaster (Ontario, Canada). Pourquoi ce qui fonctionne bien pour l’étude de la médecine ne pourrait-il pas fonctionner également pour l’étude de la langue?

L’idée serait peut-être à envisager…

Maurice Rouleau

 

(1) Au fait, les souliers que préfère un musicien, ce sont des souliers fa-si-la-si-ré! 😉 Et la différence qu’il y a entre coiffeur et un chauffeur de taxi, c’est que ce dernier a tendance, lui, à raser les trottoirs et à friser les piétons! 😉 Quant à savoir pourquoi les pêcheurs ne sont jamais obèses, il suffit d’y penser : ils surveillent constamment leur ligne! 😉

(2)  Ceux qui utilisent lambda pour dire « Qui ne se distingue par aucun trait remarquable, moyen, quelconque » savent-ils seulement d’où cet adjectif tire son sens? Ils ne le sauraient pas que je n’en serais pas surpris. Pourquoi utiliser une lettre grecque pour dire la chose?… Dieu seul le sait. Pourquoi cette lettre-là en particulier?… Parce que lambda est la onzième lettre de l’alphabet grec qui en contient 24. Elle est donc au milieu (ou presque) de l’alphabet. De milieu, on est passé à moyen. Puis de moyen à quelconque

Devant une telle explication, j’en viens à me dire qu’il est presque impossible que quelqu’un se dise lui-même lecteur lambda, tout en sachant l’origine du terme. Car cette explication est plutôt technique, vous en conviendrez. Et dépasse fort probablement les connaissances du lecteur moyen. Si jamais ce dernier l’utilise, c’est qu’il en aura mémorisé la signification. Sans pouvoir l’expliquer. Comme cela est souvent le cas!

(3) Voici ce que Maurice Grevisse (Le Bon Usage, 11e éd., 1980) nous dit du complément déterminatif :

Art. 345 : « Le complément déterminatif du nom est un nom […] se subordonnant à ce nom, le plus souvent à l’aide d’une préposition pour en limiter l’extension. » 

Art. 346 :« La préposition qui joint au nom le complément déterminatif est le plus souvent de; ce peut être aussi à, autour, en, envers, contre, par, pour, sans, etc. »

Même si Grevisse ne la mentionne pas expressément, la préposition avec fait partie du groupe, comme en font foi les constructions suivantes : Un manteau avec col en vison. Une maison avec piscine. Une chambre avec vue sur la mer.

(4)  Est-ce quel’emploi de chocolaterie au sens de « magasin où un chocolatier vend ses produits » tombe dans la catégorie des régionalismes? On pourrait le penser si l’on se satisfait de ce qu’en dit Le Petit Robert. En 2017, n’y figurait qu’une seule acception : fabrique de chocolat. Est-ce encore le cas en 2020? Je ne saurais dire.

Ce que je sais pour sûr, c’est qu’en 2000, Le Petit Larousse lui faisait déjà dire : fabrique de chocolat ou magasin du chocolatier. Qui rend le mieux compte de l’usage? Qui croire? Le Robert ou le Larousse?   La question se pose, il n’y a là aucun doute dans mon esprit.

(5) Voici les liens pour accéder aux deux billets dans lesquels j’examine la nature du complément qui est introduit par la préposition de et qui suit immédiatement spécifique :

  1. https://rouleaum.wordpress.com/2016/11/18/specifique-de-specifique-a-1-de-2/
  2. https://rouleaum.wordpress.com/2016/12/12/specifique-de-specifique-a-2-de-2/

(6)  Quand je vois fantasme [graphie recommandée par la Nouvelle Orthographe], au lieu de phantasme, je ne pète pas les plombs, rassurez-vous. Mais cela m’agace un peu. Si encore les dictionnaires s’entendaient… Le Larousse en ligne admet les deux graphies, alors que Le Petit Robert ne reconnaît que fantasme (En fin d’article, on y trouve toutefois « On a écrit aussi phantasme. ». À remarquer, il n’est pas dit « On écrit aussi phantasme. »)

Ce qui m’agace, c’est que l’on recommande d’écrire nénufar et non plus nénuphar parce que ce mot n’est pas d’origine grecque; que seuls les mots ayant une telle origine peuvent s’écrire avec ph. Soit. J’en déduis que l’inverse devrait également être recommandé; que tout mot d’origine grecque devrait s’écrire obligatoirement avec un ph et non un f. Pour en respecter l’étymologie. Mais ce serait beaucoup trop simple… Le français se doit d’être compliqué pour être beau!

Quel est, d’après vous, l’étymon du mot fantasme? Je vous le donne en mille. C’est : (latin phantasma, -atis, du grec phantasma, apparition). Ah bon! Je dois donc, pour ne pas faire de faute, me rappeler que nénufar doit s’écrire avec un f parce qu’il n’a rien de grec, mais que je ne peux pas écrire phantasme, même si son ancêtre a tout du grec. Allez y comprendre quelque chose…  

(7)  « Dans l’apprentissage par problèmes (APP), ou apprentissage par résolution de problèmes, les apprenants, regroupés par équipes, travaillent ensemble à résoudre un problème généralement proposé par l’enseignant, problème pour lequel ils n’ont reçu aucune formation particulière, de façon à faire des apprentissages de contenu et de savoir-faire, à découvrir des notions nouvelles de façon active (il s’instruit lui-même) en y étant poussé par les nécessités du problème soumis.

La tâche de l’équipe est habituellement d’expliquer les phénomènes sous-jacents au problème et de tenter de le résoudre dans un processus non linéaire. La démarche est guidée par l’enseignant qui joue un rôle de facilitateur. » (Source)

 

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Pouvoir lire  / Savoir lire

 

Savez-vous lire?

Savez-vous écrire?

      Tout étudiant qui vient de s’inscrire à l’université serait assurément vexé de se faire demander s’il sait lire ou encore s’il sait écrire. S’il est rendu aussi loin dans ses études, c’est qu’il a déjà acquis ces deux compétences. Du moins le croit-il.

Il ne viendrait pas plus à l’idée d’un professeur d’université de penser que ses étudiants ne savent pas lire ou ne savent pas écrire. Il considère que ces compétences sont déjà acquises sinon ils ne seraient pas inscrits à son cours. Du moins le croit-il, lui aussi.

Autrement dit, la question ne devrait pas se poser. Pourtant…

Pourtant je me la suis déjà posée et me la pose encore, à l’occasion.

Ne vous est-il jamais arrivé de lire un texte et de vous demander ce que l’auteur pouvait bien vouloir dire?… Moi, si.

  • En tant que professeur de traduction, cela m’est arrivé plus d’une fois. En voici d’ailleurs un exemple :

Récemment mon fils Michael m’a inquiété avec ses commentaires d’être pour que les livres se déclinent, même les bibliothécaires. Les livres deviennent, par les lecteurs, des pages cornées, gâchés par souligner les marques et salis avec les restes de beurre de cacahouète et de gelée. Certains bibliothécaires sans tache de silicone de base de données, lire en utilisant des tubes cathodiques. Cela m’ébranle parce que j’aime les livres, en particulier les vieux livres.

Si je ne comprenais pas ce texte, ce n’était pas parce que je ne savais pas lire. Ça, j’en étais sûr.

  • En dehors de mes activités professionnelles, cela m’est aussi arrivé à l’occasion. La première fois, c’est quand j’ai voulu lire Le Tiers-Instruit, de Michel Serres (Éditions François Bourin, Paris, 1991), ouvrage que m’avait fortement recommandé un bon ami à moi. J’en ai abandonné la lecture à la page 90. Je n’en pouvais tout simplement plus de lire et de ne rien piger. Voici d’ailleurs la phrase qui m’a donné le coup de grâce :

Le monde procède bien des deux personnes, voilà la création objective et la rédemption ou recréation par le rachat, mais comme l’esprit en procède aussi bien, il vient que le monde réel est la troisième personne, comme on a vu, ou l’esprit lui-même ou que l’esprit est le monde même ou le tout de l’objectif, ce pour quoi ce dernier peut être connu, enfin qu’ensemble ils sont le temps, choses belles que non seulement je voulais démontrer, mais qui naissent en même temps que la démonstration.

 Je n’y ai alors rien compris et n’y comprends toujours rien. Mon premier réflexe a été de me dire que l’auteur ne savait pas écrire. Puis je me suis ravisé. Cela était tout simplement impensable. Celui qui a rédigé ce texte est un académicien, et un académicien ne peut pas ne pas savoir écrire. Ce ne pouvait donc être que moi qui ne savais pas lire. Mais cela aussi était impensable, à mes yeux du moins. Pas avec les diplômes que j’avais! Je n’avais donc d’autre choix que de tourner la page et de retourner le livre à qui me l’avait prêté.

Puis, tout récemment, je tombe par hasard sur cette phrase :

Je suis responsable de ce que je dis, et non de ce que tu comprends. 

Ce qui se voulait une boutade fut plus que cela pour moi. Cette phrase a ravivé le pénible souvenir de mon incapacité à lire Le Tiers-Instruit. J’entendais Michel Serres me souffler à l’oreille :

Je suis responsable de ce que j’écris, et non de ce que tu comprends

Ce qui, d’après moi, revenait à dire :

Moi, je sais écrire; toi, va apprendre à lire.

Soit. Mais comment apprend-on à lire? Comment acquiert-on cette habileté qui est censée être maîtrisée à la fin du primaire, mais qui, paraît-il, ne le serait pas toujours? Je serais curieux d’en discuter avec des enseignant(e)s du secondaire. Ce sera pour plus tard.

Pourquoi ne puis-je pas comprendre tout ce que je lis? Suis-je vraiment le seul à avoir de la difficulté à lire, par exemple, Le Tiers-Instruit? Qu’ont donc — que je n’ai pas — tous ceux pour qui ce texte a un sens?…

J’aimerais bien que l’un d’entre eux m’explique ne serait-ce que la phrase qui m’a asséné le coup de grâce. Est-ce parce qu’il s’agit d’une phrase dite complexe? J’en doute. Il est vrai qu’elle fait 86 mots et contient plusieurs verbes, mais comprendre des phrases complexes n’est pas mon talon d’Achille. À preuve, j’ai déjà lu Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. J’y ai même pris un certain plaisir. Je ne me suis toutefois pas complu dans la luxure : je n’ai lu que le premier des 7 tomes de son roman intitulé À la recherche du temps perdu.

Pouvoir lire  Savoir lire

Est-il possible de pouvoir lire sans savoir lire?… Voilà une question pour le moins déroutante. Pour y répondre, il faudrait s’entendre sur le sens à donner au verbe lire.

Le dictionnaire nous apprend que c’est un verbe polysémique, i.e. qui peut avoir plusieurs sens. Celui qu’il a dépend donc du contexte dans lequel il est utilisé. En voici deux emplois qui ont retenu tout particulièrement mon attention.

  • « Apprendre à lire à un enfant »

Quand on apprend à lire à un enfant de 6 ans, qu’attend-on de lui?… Pour le savoir, rien de mieux que de fouiller dans sa boîte à souvenirs.

Le premier mot que mon aînée a appris à lire, c’est igloo. Difficile à croire, mais vrai. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne l’ai jamais oublié. Elle, probablement que oui. J’ignore pourquoi on avait choisi ce mot. ?… À l’époque, elle ne connaissait rien à la culture inuite et encore moins à l’inuktitut!

L’objectif était en fait tout autre. On voulait lui apprendre à reconnaître cette suite de lettres et à la prononcer correctement. Ma fille pouvait donc, en voyant ces 5 lettres réunies dans cet ordre, dire à voix haute le mot ainsi formé. Il me semble qu’on aurait pu commencer par un autre mot que igloo. Image, par exemple, aurait mieux fait l’affaire. Ses trois syllabes se rencontrent dans beaucoup plus de mots français que le oo de igloo qui, lui, appartient presque exclusivement à des mots d’origine anglaise. Mais ça, c’est une autre histoire.

Bien d’autres mots se sont par la suite rajoutés, car on voulait élargir le répertoire de lettres et de groupes de lettres que ma fille saurait reconnaître et prononcer correctement. Il y a eu, entre autres, le mot vache qui lui a appris à prononcer correctement la suite ch, que l’on retrouve, par exemple, dans bouche, chemise, cheval. Elle a certainement été surprise de voir écrits des mots qu’elle utilisait déjà depuis un certain temps. Mais l’histoire ne le dit pas.  

Elle a ainsi, à l’aide de différents mots, appris à prononcer toutes les lettres et leurs différentes combinaisons. Du moins lui laissait-on entendre. Cette connaissance lui permettait alors de lire sans problème des mots dont elle ignorait jusqu’alors l’existence, et aussi le sens. Ce n’est que plus tard qu’elle réalisera que le ch ne se prononce pas toujours comme dans vache; qu’en français rien n’est jamais aussi simple qu’on veut bien nous le faire accroire. Mais cela, elle l’ignorait alors.

On n’aurait pas pu apprendre à ma fille de 6 ans à prononcer le ch en prenant comme modèle chiromancie. Cela aurait été contre-productif (ou contreproductif, si vous êtes un accro de la nouvelle orthographe), car ce ch ne se prononce pas comme il se prononce généralement, i.e. comme dans vache ou comme dans chirurgie. Soit dit en passant, chirurgie et chiromancie sont tous deux formés d’un même élément : Chir(o) qui vient du grec kheir et qui signifie « main ». Pourquoi la prononciation de ce même élément de formation diffère-t-elle dans ces deux mots?… Mystère et boule de gomme. Ma fille a dû, plus tard, mémoriser — encore et toujours mémoriser — la prononciation particulière de chiromancie. Ce n’est d’ailleurs pas le seul mot où la présence d’un ch pose problème. Il y en a bien d’autres (1).

Son enseignante a donc utilisé le mot vache. Ce faisant, elle (ou le ministère de l’Éducation) voulait que ma fille prenne l’habitude de se dire : si telle suite de lettres se prononce de telle façon dans tel mot, elle se prononcera de la même façon dans tel autre mot. C’est ainsi qu’elle a appris à lire. À lire une foule de mots inconnus. On voulait, semble-t-il, qu’elle fasse appel à sa logique. Comme si la langue et la logique allaient de pair! Ce qu’on voulait qu’elle fasse, c’était de stocker dans sa mémoire la façon correcte de prononcer les lettres, isolées ou associées à d’autres, quel que soit le mot où elles se trouvent. C’est ce que d’aucuns ont baptisé processus d’encodage mnésique; que d’autres, moins réservés, plus pragmatiques, qualifieraient plutôt de bourrage de crâne.

Je me rappelle même avoir demandé à ma jeune fille de lire un paragraphe dans le journal La Presse, question de constater ses progrès en lecture. Ô surprise! Elle pouvait le lire. Elle n’y comprenait rien, j’en suis sûr, car l’article parlait de politique internationale. Mais elle était capable de prononcer correctement les lettres ou groupes de lettres, i.e les mots, qu’elle y voyait. Elle avait donc bel et bien appris à lire! À ma grande satisfaction, cela va sans dire.

Vous l’ignorez, mais je peux, moi aussi, à l’âge que j’ai, en faire tout autant. En effet, je peux lire un texte écrit en allemand ou encore en grec, et n’y rien comprendre. C’est que j’ai, dans une autre vie, appris les rudiments de ces langues, appris à prononcer les lettres et groupes de lettres auxquels elles font appel. Pour ma fille de 6 ans alors, comme pour moi aujourd’hui, lire peut, dans certaines circonstances, ne signifier que « reconnaître les signes graphiques d’une langue et former, mentalement ou à voix haute, les sons que ces signes ou leurs combinaisons représentent. »

  • « Lire dans le texte »

Il en est tout autrement si quelqu’un me dit : « Je peux lire Goethe dans le texte. »

Dans ce cas-là, lire a un tout autre sens. Il signifie comprendre, donner un sens… aux lettres, prises individuellement ou formant des mots, et à l’ensemble des mots qui forme un texte. (2)

 C’est exactement ce que je ne suis pas arrivé à faire avec Le Tiers-Instruit. Et ce, même si ce texte est écrit en français et qu’aucun des mots utilisés par l’auteur n’a de secret pour moi.

Lire, dans ce contexte, dépasse le simple processus d’encodage mnésique dont il a été question précédemment. Il s’agit en fait, selon les experts, d’une « activité mentale multidimensionnelle dont le but est la construction d’une représentation sémantique de ce qui est écrit ». En termes simples, cela veut dire que le lecteur doit, à partir des informations contenues dans le texte et de ses propres connaissances — qui ressortissent, entre autres, à la lexicographie, à la syntaxe, à la ponctuation — en arriver à construire une représentation mentale identique ou très semblable à celle qu’avait à l’esprit l’auteur du texte. Alors seulement pourra-t-il prétendre comprendre le texte qu’il lit.

C’est ce que nous dit, à sa façon, Umberto Eco, en quatrième de couverture de son ouvrage Lector in fabula, Le rôle du lecteur.

Lire n’est pas un acte neutre : il se noue entre le lecteur et le texte une série de relations complexes, de stratégies singulières qui, le plus souvent, modifient sensiblement la nature même de l’écrit originaire. Lector in fabula se veut ainsi le répertoire des diverses modalités de la lecture et une exploration raisonnée de l’art d’écrire. Pour comprendre le rôle du lecteur, mais aussi celui de l’auteur.

Facile à dire, mais comment fait-on pour apprendre à lire dans le texte, que ce dernier soit écrit dans une langue étrangère ou dans sa langue maternelle? C’est là tout le problème de la « compréhension en lecture ».

Ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que la lecture fait intervenir 3 « actants », ou intervenants : l’auteur, le texte et le lecteur.

Le texte est, selon Umberto Eco, une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit et de déjà-dit, laissés en blanc par l’auteur. Le texte représente donc pour lui une « machine présuppositionnelle ».

Le lecteur ne peut pas être passif. Il doit pouvoir, consciemment ou pas, dégager du texte ce que l’auteur ne dit pas formellement, mais qu’il présuppose connu de son lecteur. Et ce, quelle que soit la nature du texte. Ce qui revient à dire que le texte laisse toujours une partie de son contenu à l’état virtuel en attendant, grâce au travail coopératif de son lecteur, son actualisation définitive.

Prenons comme exemple la phrase suivante, tirée de l’actualité :

Les dirigeants des deux provinces les plus durement touchées par la pandémie de COVID-19 se réunissent mercredi à Mississauga pour discuter de la reprise économique et de la réponse sanitaire.

  • Il n’est pas dit comment s’appellent ces deux dirigeants.
  • Il n’est pas dit dans quel pays se trouvent ces deux provinces.
  • Il n’est pas dit de quelles provinces il s’agit.
  • Il n’est pas dit ce que représente l’acronyme COVID-19.
  • Il n’est pas dit où se trouve Mississauga. Dans l’une des deux provinces ou en territoire neutre?

Bien des choses sont de fait passées sous silence. Pourtant, cette phrase est parfaitement intelligible à tout lecteur canadien francophone. Elle l’est parce que ce dernier sait combler les vides que le journaliste a volontairement laissés. En effet, pourquoi aurait-il fourni à son lecteur ce que ce dernier sait déjà?… Il est allé droit au but, sans fournir des détails superflus. C’est ce que j’appellerais de l’économie par l’évidence. Pour un Européen, il en serait bien autrement. Cette phrase risque fort d’être incompréhensible, car il ne peut combler les vides. Ce qui n’en fait pas pour autant une phrase mal écrite.

La lisibilité d’un texte dépend donc de deux facteurs : la part de non-dit et de déjà-dit que l’auteur du texte n’a pas senti le besoin d’expliciter ET la capacité du lecteur à combler ces vides. Un texte peut donc être difficile à lire parce que son auteur a présupposé chez son lecteur plus de connaissances ou de compétences qu’il en a, ou, si l’on regarde par l’autre bout de la lorgnette, parce que le lecteur a moins de connaissances ou de compétences que l’auteur du texte l’a présupposé.

Savoir lire dans le texte signifie donc accéder au message que l’auteur veut communiquer au lecteur. Soit. Mais comment ce dernier doit-il s’y prendre pour y arriver? Comment accéder au fond, i.e. à l’idée, au message? La façon dont cette idée est transposée à l’écrit, i.e. la forme, y est-elle pour beaucoup? Autrement dit, peut-on accéder au fond sans passer par la forme? Tous ceux à qui je pose la question répondent, après réflexion, que cela est impensable. Tout comme est impensable l’idée qu’ils ne sachent pas lire. Et pourtant…

Fond  vs  Forme

Pour m’assurer que le lien, que tous jugent essentiel, entre le fond et la forme est plus qu’un concept bêtement mémorisé; que c’est un concept qu’ils ont intégré dans leur façon de faire, j’ai, voilà quelques années, concocté le petit exercice, en apparence anodin mais fort révélateur, que voici.

Pierre          aime           Marie

Après avoir écrit ces trois mots au tableau, je demande aux étudiants si Marie aime Pierre. Ils sont unanimes à me répondre que non. Je leur fais part de mon étonnement. Car si la question m’était posée, je ne serais pas aussi catégorique. Selon moi, il est toujours possible que Marie aime Pierre… Tous me regardent alors avec de grands yeux interrogateurs. Je justifie mon point de vue en pointant successivement les mots Marie, aime et Pierre. Ils répliquent en chœur que ce n’est pas ce que j’ai écrit. Ah bon!…

— Qu’est-ce qui vous fait dire que j’ai tort?

Un moment de silence s’ensuit inévitablement. C’est le genre de question que les étudiants ne sont pas habitués de se faire poser. La langue n’a toujours été pour eux qu’un simple outil de travail, jamais un objet de réflexion.

Il s’en trouve quand même quelques-uns pour briser le silence et me dire, avec un sourire en coin, que le sujet du verbe est Pierre et non Marie. Autrement dit, que j’ai tort. Il n’y a rien de plus jouissif, je peux vous l’assurer, que de prendre son professeur en défaut!

— Pourquoi dites-vous que c’est Pierre qui est le sujet du verbe?

— Parce que Pierre est placé devant le verbe, me répond-on d’un ton assuré.

Je pourrais leur demander de justifier cette affirmation. Mais ce serait peine perdue. Je suis prêt à parier qu’ils n’en savent rien. Aurait-on le leur apprendre? Peut-être. Mais on ne l’a pas fait. Aurait-on seulement pu le leur expliquer? Ça, c’est une autre histoire.

Ouvrons ici une parenthèse.

Tous savent, depuis belle lurette, que le sujet se place devant le verbe. La question ne se pose donc pas, même si je la leur pose. La raison pour laquelle elle ne se pose pas, c’est qu’on leur a dit qu’il doit en être ainsi. Jamais on ne leur a expliqué le pourquoi de la chose. L’apprentissage de la langue, dans tous ses aspects, tient trop souvent du réflexe de Pavlov, ce réflexe dit « conditionné ». (Voir La langue et Pavlov)

On apprend aux élèves comment dire, comment écrire, bref comment faire, sans prendre la peine de leur expliquer pourquoi. Comme si cela était inutile! L’enseignant est satisfait si ses élèves lui démontrent qu’ils ont bien assimilé la matière, assimiler voulant dire ici mémoriser les faits de langue (grammaticaux, syntaxiques, orthographiques, etc.) qui constituent le « bon parler » ou ce qu’on a décidé que serait le « bon parler ». Et s’ils peuvent régurgiter, sur demande, tout ce qu’on les a forcés à mémoriser, leur succès est assuré. Et l’enseignant a le sentiment du devoir accompli. N’est-ce pas ce qu’on attend de l’un et de l’autre? Alors… il n’y a rien à redire! En apparence, du moins.

Quand l’étudiant répond : « Parce que c’est Pierre qui est devant le verbe. », il n’a  pas tort. Il fait référence, sans pouvoir la nommer, à ce que la grammaire appelle la « structure canonique de la phrase ». On lui a appris que le verbe (V) est l’élément central de la phrase; que l’action décrite par le verbe est effectuée par le sujet (S) qui est généralement placé avant le verbe; et que ce sur quoi porte l’action du verbe, ou complément d’objet (O), se place généralement après le verbe. D’où l’ordre canonique :  Sujet – Verbe – Objet, ou SVO (3). C’est ce que fait tout élève quand il écrit une phrase, sans même réfléchir. Il a été conditionné à le faire.

Quand on dit que le sujet se place devant le verbe, on parle, vous l’aurez compris, de la phrase française. Il se peut que, dans d’autres langues, la phrase ne soit pas soumise aussi rigoureusement à cet ordre canonique. Mais, en français, cette contrainte s’est, pour ainsi dire, imposée par la force des choses. Soit. Mais de quelle force parle-t-on?… Les étudiants n’en ont jamais entendu parler. Et les professeurs l’ignorent peut-être eux-mêmes. Ils leur ont appris ce qu’ils devaient faire — comme eux-mêmes l’avaient appris —, mais pas pourquoi ils devaient le faire.

L’ordre canonique SVO trouve en fait sa justification dans la disparition des désinences casuelles que le français avait initialement empruntées au latin. Je m’explique.

 Le latin recourt à des terminaisons, ou désinences, qui diffèrent selon la fonction des mots dans la phrase. Il reconnaît, outre le vocatif, les 5 fonctions plus courantes, ou cas, que voici : nominatif (sujet), génitif (complément du nom), datif (complément d’objet indirect, d’attribution), ablatif (complément d’objet indirect, d’origine ou d’agent) et accusatif (complément d’objet direct). Voilà pourquoi on parle de désinences casuelles. Soit dit en passant, ces désinences varient aussi selon que les noms sont au singulier ou au pluriel. Mais passons.

Prenons comme exemple les trois mots suivants : Mariam   amat   Petrus. Pour quiconque connaît un tant soit peu le latin, ces mots ne peuvent signifier qu’une chose : Pierre aime Marie. S’il en est ainsi, c’est que la terminaison -us dans Petrus est celle du nominatif; c’est donc lui le sujet du verbe. La terminaison -am dans Mariam est celle de l’accusatif. Mariam est donc la personne sur qui l’action du verbe porte, i.e. le complément d’objet direct. On pourrait aller jusqu’à dire que, peu importe l’ordre de ces trois mots (amat Mariam Petrus / Mariam Petrus amat / Petrus amat Mariam), le sens sera toujours le même. La désinence des deux noms les trahit, pour ainsi dire. Leur désinence respective informe le lecteur de leur fonction dans une phrase.

À ses débuts, le français, s’inspirant du latin, fait lui aussi appel aux cas. Il finit toutefois par s’en lasser. Progressivement. Au Moyen Âge, il n’en reste plus que deux : le cas sujet et le cas régime; au xive siècle, plus qu’un seul, nous dit Grevisse.

Pour pallier (ou pallier à)  la perte d’informations que les désinences casuelles empruntées au latin fournissaient au lecteur, le français a dû faire preuve d’imagination. Il lui a fallu indiquer autrement la fonction des mots dans la phrase. Il a alors été convenu que la place qu’occupent les mots pourrait jouer ce rôle : le sujet serait placé avant le verbe; le complément d’objet, après le verbe. D’où la structure classique : sujet – verbe – complément. Mais cela ne réglait pas complètement le problème. Que faire des différents compléments (datif, ablatif)? Comment les distinguer s’ils n’ont plus leur désinence respective? Le français jette alors son dévolu sur les prépositions. À celles qu’utilisait déjà le latin, il en ajoute d’autres. C’est ce que nous dit Maurice Grevisse d’une façon on ne peut plus claire :

Au fur et à mesure que se consumait la ruine de la déclinaison nominale, la langue développa l’emploi des prépositions, auxquelles fut dévolu le rôle d’indiquer les rapports syntaxiques que marquaient jusque-là les désinences casuelles.  (Le Bon Usage, 11e éd., 1980, # 2242)

Fermons la parenthèse.

Étant donné que tous sont unanimes à dire que c’est Pierre qui aime Marie et non l’inverse — Pierre est devant le verbe; c’est la place généralement réservée au sujet —, je ne vois pas la nécessité d’insister. Je leur demande plutôt :

— Et ce que vous dites s’appliquerait ici, j’imagine?

Un autre moment de silence. Comme s’ils se disaient intérieurement : « Ça saute aux yeux. Non? »

J’enchaîne alors en leur disant que moi, je n’en suis pas convaincu. Ce dont je suis convaincu, par contre, c’est que ce n’est pas ce que j’ai écrit.

À voir leur physionomie, je parie qu’ils n’en croient pas leurs oreilles. J’ose leur dire, de façon détournée, qu’ils ne savent pas lire… Quelle outrecuidance de ma part!, doivent-ils se dire.

Je répète avec plus d’insistance :

— Ce n’est vraiment pas ce que j’ai écrit. Je vous prie de me croire.

Le silence se fait plus lourd. Puis… parfois… une voix se fait entendre :

— Il n’y a pas de point final!

Je félicite alors cet étudiant de sa perspicacité. Il montre à tous qu’il sait lire. Et moi, je me dis intérieurement : « Vive la maïeutique! Elle fait parfois des miracles. »

Cet étudiant vient de comprendre que j’ai écrit non pas une phrase, mais bien trois mots distincts, dont l’ordre pourrait, par le plus curieux des hasards, former une phrase. J’ai d’ailleurs délibérément espacé les trois mots, pour ne pas les induire en erreur, pour ne pas leur donner l’impression que c’est une phrase. Mais ils n’y voient généralement que du feu. Tout à coup, tous ou presque constatent qu’ils se sont fourvoyés. Ils ont vu une phrase là où il n’y en avait pas. Ils ont lu ce que je n’avais pas écrit. Autrement dit, ils n’ont pas su lire correctement.

Je pourrais, à mon tour, leur dire :

Je suis responsable de ce que j’écris, mais pas de ce que vous comprenez.

Je voulais, par ce simple exercice, leur démontrer que la compréhension d’un groupe de mots, si court soit-il, exige de son lecteur une attention toute particulière. Et qu’il doit en être obligatoirement de même quand il s’agit d’un groupe de phrases (i.e. un paragraphe) et, à plus forte raison, quand il s’agit d’un groupe de paragraphes (i.e. un texte).

J’avais supposé que mes étudiants comprendraient ce que j’avais écrit. Mais, la plupart n’y sont pas parvenus. Ce qui était clair pour moi ne l’était pas pour eux. Pour comprendre, il leur aurait fallu combler les vides que j’y avais laissés. Pour parler comme Umberto Eco, ce que j’ai écrit est bel et bien une « machine présuppositionnelle » et sa compréhension ne se fait pas sans effort. Et cela est encore plus vrai en traduction.

La lecture en traduction

En traduction, une difficulté s’ajoute : l’anglais ne voit pas la réalité avec les mêmes yeux que le français. Le traducteur doit non seulement comprendre (savoir lire) le texte de départ, qui n’est pas écrit dans sa langue maternelle, mais aussi bien faire comprendre le message lu (savoir écrire). (Pour en savoir plus, cliquez sur Stylistique comparée, sous la rubrique Catégories, dans la colonne de droite.)

Voici un court paragraphe qui a le don de faire froncer les sourcils au traducteur en formation (et parfois à celui qui est en exercice) :

Semantics and Baloney

This is about the meaning of words. It is language through which we transfer knowledge and experience. For this reason semantics, the connection between words and their meanings is crucial. The semantic device is the coin of the exchange, and this coin has two faces.

 Il y a fort à parier que le traducteur se demandera ce que l’auteur peut bien vouloir dire. Ces 4 phrases semblent lui dire rien d’autre que :

Il s’agit de la signification des mots. C’est le langage par lequel nous transférons les connaissances et l’expérience. C’est pourquoi la sémantique, le lien entre les mots et leur signification, est cruciale. Le dispositif sémantique est la pièce de monnaie de l’échange, et cette pièce a deux faces.

Comme il n’y comprend rien, il en conclut que l’auteur ne sait pas écrire. Ce qui est certes possible, mais pas nécessairement vrai.

Si le traducteur n’y comprend rien, c’est qu’il n’arrive pas à voir le fil conducteur qui relie ces phrases. Et ce n’est pas obligatoirement parce que l’auteur ne sait pas écrire. Ce pourrait aussi bien être parce que le traducteur ne sait pas lire. Umberto Eco pourrait lui dire qu’il n’a pas su voir la part de non-dit ou de déjà-dit que l’auteur du texte n’a pas senti le besoin d’expliciter.

S le traducteur avait pu le faire, il aurait compris ce que l’auteur voulait lui dire :

Parlons donc du sens des mots. Vu que ce sont eux qui nous permettent de dire tout ce que l’on veut, la relation entre les mots et leurs sens (ou sémantique) joue un rôle primordial en communication. Mais ces mots peuvent être utilisés aussi bien à bon qu’à mauvais escient*.

* Idée véhiculée par les deux éléments du titre de l’article : Semantics and Baloney. 

N’allez pas croire que j’ai peiné pour trouver cet exemple. Il y en a beaucoup plus qu’on pourrait le croire. En voici un autre.

Fahrenheit Gabriel Daniel (1686-1736)

Early in life Fahrenheit emigrated to Amsterdam for a business education. By profession he was a manufacturer of meteorological instruments. Obviously one of the chief devices that can be used for studying climate is a thermometer. The thermometers of the seventeenth century, however, such as the gas thermometer of Galileo or of Amontons, were insufficiently exact for the purpose.

Le traducteur en formation ou en exercice n’hésitera peut-être pas, encore ici, à dire que l’auteur ne sait pas écrire. Car il ne voit pas ce que l’auteur peut bien vouloir dire. Ces 4 phrases semblent, encore ici, ne rien dire d’autre que :

Tôt dans sa vie, Fahrenheit a émigré à Amsterdam pour suivre une formation commerciale. Il était fabricant d’instruments météorologiques de par sa profession. De toute évidence, l’un des principaux appareils pouvant être utilisés pour l’étude du climat est un thermomètre. Mais les thermomètres du XVIIe siècle, comme le thermomètre à gaz de Galilée ou d’Amontons, n’étaient pas assez précis pour cela.

S’il avait su lire, i.e. combler les vides laissés par l’auteur, il aurait sans doute compris que :

Jeune adulte, Fahrenheit se rend à Amsterdam pour y poursuivre des études en commerce. Mais il deviendra fabricant d’instruments météorologiques. Notamment d’un thermomètre — instrument couramment utilisé dans ce domaine –, car ceux qui sont en usage au XVIIe siècle, p. ex. celui de Galilée ou d’Amontons, n’ont pas la précision voulue.

Il est toujours plus facile de mettre la faute sur le dos du voisin; de dire que l’auteur ne sait pas écrire. Alors que la réalité est souvent tout autre : c’est le destinataire du  texte qui ne sait pas lire

Voilà une idée qui, sans être farfelue, ne lui a jamais traversé l’esprit. Pourquoi le traducteur n’a-t-il jamais vu le problème sous cet angle?… Parce qu’il est convaincu qu’il sait lire. Et que s’il n’arrive pas à saisir le message, c’est que le texte est mal écrit. Mais rien ne dit qu’il n’existe pas, quelque part, un traducteur qui, lui, saisirait le message; un traducteur pour qui ces paragraphes seraient bien écrits. Qui alors est à blâmer? L’auteur ou le lecteur?

L’auteur d’un texte n’a aucune idée de l’étendue des compétences de chacun de ses lecteurs. Il peut avoir laissé des vides que le lecteur/traducteur est incapable de combler. Ce qui n’en fait pas pour autant un texte mal écrit. Son texte peut être difficile à lire pour certains, mais pas pour d’autres.

Bref, un texte que l’on dit mal écrit ne l’est pas nécessairement. Il peut tout simplement dépasser les capacités ou compétences présupposées chez celui qui le lit. Ce dernier n’arrive tout simplement pas à combler les vides que l’auteur y a laissés.

Je ne dis pas qu’il n’y a que des lecteurs qui ne savent pas lire. Que non! Des textes mal écrits, ça existe. Mais peut-être moins qu’on le prétend.  À la condition toutefois de savoir lire.

Maurice Rouleau

(1)   Un c suivi d’un h ne se prononce pas toujours comme dans vache [vaʃ], même si c’est ce qu’on nous a laissé croire au primaire.

  • Il arrive qu’il se prononce comme si c’était un k (ex. archange, chaos, chœur, écho, orchestre). Et cela, même quand deux mots ont la même étymologie (rappelez-vous chiromancie [kiʀɔmɑ̃si] ou chiropratique[kiʀɔpʀatik]] et chirurgie [ʃiʀyʀʒi] sans oublier psychiatre [psikjatʀ] et psychisme [psiʃism]); ou encore quand deux mots, par ailleurs synonymes, possèdent un élément de formation différent mais ayant le même sens (ex. chimiorécepteur [ʃimjoʀesɛptœʀ] et chémorécepteur [kemoʀesɛptœʀ]).
  • Il arrive même que le ch soit muet. Par exemple dans yacht [’jɔt] ou encore dans almanach [almana] mais pas dans varech [vaʀɛk].

La prononciation des mots que je viens de citer en exemple ne vous cause, j’en suis certain, aucun problème. S’il en est ainsi, c’est que vous en avez mémorisé leur prononciation. Force vous est de reconnaître que votre prononciation n’est pas raisonnée, mais bel et bien « conditionnée ». On a fait de vous, comme de moi, un bon chien de Pavlov.

Si vous aviez à prononcer un mot qui vous est inconnu et qui contient un ch, que feriez-vous? Vous chercheriez sans doute dans votre mémoire un mot dont la graphie est apparentée, vous disant que sa prononciation doit aussi l’être.

Si, par exemple, vous deviez prononcer correctement, i.e. comme le prescrit Le Petit Robert, le mot achalasie qui vous serait inconnu, n’y verriez-vous pas une similitude avec achalandage? Dans le cas de achène, une certaine parenté avec chêne? Dans celui de cétérach, un lien avec almanach? Dans le cas de polychètes, avec tu achètes? Vous n’auriez pas tort d’agir ainsi, car c’est bel et bien de cette façon qu’on nous a appris à lire. Ce qu’on a oublié de nous dire, c’est que cela est loin d’être une règle absolue.

Si ma fille a pu, la première fois qu’elle les a vus, lire les mots tache, cache, hache, bernache, attache, biche, anche, planche, c’est qu’elle y voyait l’empreinte du mot « vache ». Si vous en avez fait autant avec les mots que je viens de vous proposer, je suis dans l’obligation de vous dire que vous avez tout faux. Vous ne savez pas lire! Consolez-vous, vous n’êtes pas le seul.

Ce n’est pas tout. Il arrive parfois que le ch puisse se prononcer indifféremment, comme celui de vache ou celui de chaos. C’est du moins ce que nous dit Le Petit Robert à propos du mot fuchsia : [fyʃja; fyksja]. Ce que j’ignorais jusqu’à tout récemment. Ou encore qu’il peut se prononce différemment si on le retrouve à plus d’un endroit dans un même mot. Exemple : schnorchel [ʃnɔʀkɛl].

Et comme si cela ne suffisait pas, il arrive même qu’un mot que l’on dit être une altération d’un autre voit la prononciation de son ch changer totalement après l’opération. Le mot melchior, qui se prononce [mɛlkjɔʀ], est, nous dit Le Petit Robert, une « altération de maillechort » qui lui se prononce [majʃɔʀ]. Qui dit mieux?…

Après tout, il n’est peut-être pas si honteux de se faire dire qu’on ne sait pas lire. Car, pour bien lire, il faut avoir une mémoire d’éléphant, avoir mémorisé toutes les exceptions. Et les exceptions, ce n’est pas ce qui manque en français!

Au fait, comment prononcez-vous diachylon? Prononcez-vous le ch comme dans vache ou comme dans chaos?… Moi, je viens de constater que c’est un autre mot que je prononce mal! Du moins, si je me fie au Petit Robert.

Bref, ne pas savoir lire est moins rare qu’on pourrait le croire.

 (2) Le verbe lire ne s’utilise pas au sens de comprendre, donner un sens à… uniquement quand il s’agit de lettres, de mots. Voyez par vous-mêmes : Je lis la crainte dans tes yeux; Je lis ces données d’au moins deux façons; l’aruspice lisait l’avenir dans les entrailles des animaux; il est occupé à lire une partition; le médecin apprend à lire des échographies, etc.

(3)  Dans une phrase, on trouve aussi, à l’occasion, un ou des compléments circonstanciels (CC), qui eux sont facultatifs, i.e. qui ne sont pas essentiels à la phrase de base, et qui surtout n’ont pas de place fixe. Un CC peut se trouver au début, au milieu ou à la fin de la phrase. Ce qui schématiquement donne :

(CC) – Sujet – (CC) – Verbe – (CC) – Objet – (CC)

P-S. — Si vous désirez être informé(e) par courriel de la publication de mon prochain billet, vous abonner est assurément la solution idéale.

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COVID-19 : un virus ou une maladie?

 

Maîtrise du vocabulaire

COVID-19

 

Il faudrait vraiment vivre en ermite pour prétendre ne pas avoir encore entendu parler de coronavirus, d’épidémie, de pandémie et, plus récemment encore, de COVID-19. Nos dirigeants tiennent des points de presse presque tous les jours. La radio et la télévision suivent religieusement l’évolution de la situation et nous en informent à chaque bulletin de nouvelles. Sans oublier les nombreuses émissions spéciales qui lui sont consacrées. Et tout un chacun, face à une situation aussi alarmante, ne peut faire autrement que d’en parler lui-même.

Tout le monde en parle. Soit. Mais est-ce que tout le monde en parle correctement?… Je le souhaiterais, mais à écouter et à lire ce qu’on en dit, il m’arrive très souvent de froncer les sourcils. Au cours de la semaine dernière, cela m’est arrivé si souvent que j’ai décidé d’écrire ce billet.

Voici donc des phrases, lues ou entendues, qui ont choqué mon oreille.

1- « Le président français Emmanuel Macron a annoncé lundi […] l’interdiction des déplacements non essentiels en France pour freiner la propagation de la pandémie de coronavirus. » (Source

Sauriez-vous faire la différence entre épidémie, pandémie et endémie? Si vous ne le pouvez pas, il est fort possible que vous — et tous ceux qui recourent à ces termes — en fassiez un usage inapproprié. Bien involontairement, cela va sans dire.

La journaliste qui a rédigé cette phrase croit s’exprimer correctement. Tout le monde parle de pandémie! Alors… où est le problème? Peut-être dans le sens qu’elle lui attribue… Ou, si elle lui accorde le bon sens, dans les mots qui entourent pandémie. Autrement dit, est-il courant de parler de la propagation d’une pandémie? Est-il courant de parler d’une pandémie de coronavirus? Voyons voir.

La journaliste sait fort certainement que se propager se dit d’un feu, d’une nouvelle, de la lumière, du son, d’une maladie, etc. Là n’est donc pas le problème. La question est de savoir si l’on peut vraiment dire qu’une pandémie se propage.

Pressée de soumettre son article, la journaliste n’a fort probablement pas pris le temps de faire les vérifications nécessaires. L’aurait-elle eu que ses recherches l’auraient plus déroutée qu’éclairée, car les définitions qu’en donnent le Petit Robert et le Larousse en ligne ne sont pas tout à fait superposables.

Bien que tous deux reconnaissent qu’une pandémie est une épidémie (1), l’étendue de la zone touchée n’est pas aussi clairement et unanimement décrite. Dans l’un, on parle d’une « zone géographique très étendue »; dans l’autre, d’un « continent, voire le monde entier ».

De plus, selon le Petit Robert, ce qui différencie une pandémie d’une épidémie, c’est l’importance de la zone touchée. Dans le cas d’une pandémie, la zone est, nous l’avons déjà dit, « très étendue »; dans le cas d’une épidémie, il s’agit d’une zone « donnée ». Sans plus. Reste à savoir ce qui distingue une zone étendue d’une zone donnée!

Dans de telles circonstances, mieux vaut, me semble-t-il, se fier à ce qu’en dit l’Organisation mondiale de la santé (OMS), car c’est elle qui a décrété qu’il y avait péril en la demeure :

« On parle de pandémie en cas de propagation mondiale d’une nouvelle maladie. »

Voilà qui a le mérite d’être clair.

Alors parler de la propagation d’une pandémie, c’est vouloir dramatiser une situation qui l’est déjà suffisamment. On peut concevoir qu’une épidémie puisse se propager partout sur la planète, mais certes pas une pandémie, car ce terme ne s’utilise qu’en cas de propagation mondiale. Il y a dans cette façon de dire quelque chose de redondant. Mais son côté pléonastique n’est pas aussi apparent que dans « pandémie mondiale », que j’ai entendu récemment de la bouche d’un politicien. Clairement, ce dernier ne connaissait pas la différence entre épidémie et pandémie, sinon il se serait exprimé autrement. Du moins je l’espère.

Il n’y a pas que propagation qui me fait froncer les sourcils, il y a aussi coronavirus, utilisé comme complément de pandémie.

Peut-on parler, comme le fait la journaliste, d’une pandémie de coronavirus? Techniquement parlant, NON, car une pandémie, ou une épidémie, est, par définition même, un « accroissement considérable du nombre des cas (i.e. de personnes malades) » et non l’accroissement du nombre de virus. Ce qu’on est en droit d’attendre comme complément, c’est non pas le nom de l’agent responsable de la maladie, mais bien celui de la maladie elle-même. Ne parle-t-on pas de de la pandémie de grippe de 1918 (la grippe espagnole; de la pandémie de peste (la peste noire ou bubonique)? Ne parle-t-on pas aussi d’une épidémie de variole (causée par un poxvirus); d’une épidémie de gastro-entérite   (causée par un novovirus); d’une épidémie de sida (causée par le virus de l’immunodéficience humaine, ou VIH)?

Il n’est donc pas dans les habitudes langagières des spécialistes d’identifier une pandémie ou une épidémie par son agent causal. C’est pourtant ce qu’a fait la journaliste. On pourrait lui reprocher un tel abus de langage (2). Mais…

Mais accordons à la journaliste le bénéfice du doute. Disons qu’elle a tout simplement voulu faire une économie. Qu’elle a voulu dire, en seulement trois mots, « pandémie de [maladie infectieuse causée par un] coronavirus », ce qui a donné pandémie de coronavirus. Soit. Mais c’est une économie mal placée, car une telle formulation ne dit pas ce qu’elle devrait dire. Elle est source d’incompréhension et même de confusion, car le terme coronavirus n’est pas le nom d’un virus, mais celui d’un groupe de virus. Alors pandémie de coronavirus devient par le fait même un générique. Il peut désigner aussi bien l’épidémie de SRAS en 2003 (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère) que celle de MERS, en 2012, moins connu dans mon coin de pays (Middle East Respiratory Syndrome ou Syndrome respiratoire du Moyen-Orient) ou encore la maladie infectieuse émergente qui bouleverse actuellement nos vies, chacune d’elles ayant été causée par un membre différent de la famille des coronavirus. Pour désigner la pandémie actuelle, et elle seule, il serait plus approprié de parler de « pandémie de maladie à coronavirus de 2019-2020 ». Ce que personne ne fait. Celui qui dit pandémie de coronavirus se dit fort probablement que le lecteur saura de quoi il parle. Par les temps qui courent, peut-être! Mais pour combien de temps encore?… Il faudra bien un jour — le plus tôt serait le mieux — lui trouver un nom qui la distingue des autres pandémies à coronavirus.

2- « Coronavirus et Pandémie de COVID-19 » (Source)

Si parler de pandémie de coronavirus n’est pas approprié, que penser alors de pandémie de COVID-19, que l’on entend de plus en plus? Serait-ce le terme qui l’identifierait en propre? Voyons voir.

Avant de pouvoir se prononcer sur l’acceptabilité de cette formulation, il faut savoir ce que signifie réellement COVID-19. Est-ce un virus ou une maladie? Si c’est le nom du virus, la formulation est aussi incorrecte que pandémie de coronavirus. Si c’est le nom de la maladie, il n’y a rien à redire. Malgré les apparences. Car, COVID-19 ne se laisse pas appréhender facilement. On peut difficilement appeler cela un mot, vous en conviendrez. C’est plutôt une suite de lettres et de chiffres, sans signification évidente. D’où la difficulté d’en saisir le sens.

Que désigne donc COVID-19 aux yeux de ceux-là mêmes qui l’ont créé?  

Ils n’ont pas créé cet assemblage de lettres et de chiffres pour le plaisir. Ils l’ont fait par besoin. Besoin de dire en moins de temps ou en moins de mots ce dont il est précisément question. Ce serait donc une abréviation. Comme le sont Dict., Ex., Mlle pour dictionnaire, exemple et mademoiselle. Sauf que tout mot ainsi abrégé (à l’écrit) se prononce (à l’oral) comme le mot entier. Ce qui n’est pas le cas de COVID-19. Ce dernier est composé d’éléments provenant de plus d’un mot (+ deux chiffres) et il a sa propre prononciation qui n’est pas celle de chacun des mots qui le composent. Peut-on alors vraiment parler d’abréviation?…  Il s’agit en fait d’un type particulier d’abréviation, que l’on appelle soit sigle (quand chacune des lettres qui le composent doit être prononcée,  ex. GPS, MP3), soit acronyme (quand elles se prononcent comme si c’était un mot, ex. OTAN, ASCII). Dans le cas qui nous intéresse, il s’agit clairement d’un acronyme, car on le prononce en deux syllabes, auxquelles on ajoute le nombre 19.

Ne devrait-on en lisant cet acronyme savoir ce que chacune de ses lettres remplace? Idéalement OUI. Mais tel n’est pas toujours le cas. Car, une fois que l’acronyme est bien ancré dans l’usage, sa nature même n’est souvent plus très bien perçue.

Qui, par exemple, à l’exception des spécialistes, saurait dire ce que désigne chacune des lettres des sigles ADN, GPS, IRM, MP3, URL, USB, LSD… (3), qui sont assez couramment utilisés? Ou celles des acronymes ASCII [aski], SRAS [sʀas], LED [lɛd], OTAN [[ɔtɑ̃] (4)? Sans parler des mots qui n’ont plus l’apparence de ce qu’ils sont en réalité. Je pense à laser, radar, paraben, sarin, pacs, aspartame, cedex, goulag, sonar(5)

C’est dire qu’on peut savoir de quoi l’on parle sans savoir ce que représente chacune des lettres du sigle ou de l’acronyme utilisé. Mais cela ne nous excuse pas pour autant d’en faire un mauvais usage.

Que représente donc les éléments de formation du nouvel acronyme COVID-19?

  • CO       est la première syllabe du mot COrona
  • VI         est la première syllabe du mot VIrus
  • D         est la première lettre du mot anglais Disease
  • 19        indique l’année d’apparition de ce virus : 2019.

Maintenant que l’on connaît les éléments de formation de cet acronyme, il est inexcusable de lui faire désigner autre chose qu’une maladie. Soit. Mais comment un francophone qui le voit pour la première fois peut-il le savoir?… Sait-il seulement que ce n’est pas un acronyme français, comme le sont SRAS ou SIDA (6), mais bien un acronyme anglais? Rappelez-vous, son D, bien « emmitouflé » à l’intérieur de cet acronyme, est l’abréviation de disease! De plus, en anglais, le mot disease se trouve toujours en fin de terme : altitude disease = mal des montagnes; Basedow’s disease = maladie de Basedow (ou de Basedow-Graves); Budd-Chiarry disease = syndrome de Budd-Chiarry; Lyme disease = maladie de Lyme, alors qu’en français le générique se trouve toujours au début : maladie de…, mal de…, syndrome de…, etc.

Comme l’acronyme commence par CO (corona) VI (virus), le francophone ne peut faire autrement que de penser qu’il désigne le virus et non la maladie. De plus, depuis que cet acronyme a fait son apparition, on le voit remplacer le mot coronavirus. Au lieu de parler de pandémie de coronavirus, on parle maintenant de pandémie de COVID-19. Il n’en faut pas plus pour qu’un francophone, qui en ignore son origine anglaise, se fasse piéger. Cette confusion n’est pas sans conséquence. Elle entraîne un problème de sexe. Ou, pour être plus grammaticalement correct, un problème de genre. On fait COVID-19 masculin quand on lui fait désigner le virus (7), mais féminin quand on lui fait désigner la maladie. Et ce, des deux côtés de l’Atlantique. Il n’y a là rien qui ne contrevienne à ce que nous apprend la grammaire (8). C’est certainement ce qui explique que l’on puisse lire ou entendre :

  • « Existe-t-il un traitement contre le COVID-19? »
  • « La COVID-19 encore présente dans les selles de patients pourtant jugés guéris »
  • « La COVID-19 est une maladie infectieuse de la famille des coronavirus. »!
  • « Nombre de personnes infectées par la COVID-19. »

Est-ce qu’on traite un virus ou une maladie?… Est-ce que c’est la maladie ou le virus que l’on retrouve dans les selles?… Est-ce que c’est  la famille des coronavirus qui est atteinte d’une maladie infectieuse?…  Est-ce qu’on est infecté par une maladie ou par un virus?… Vous en conviendrez, il y a, dans ces phrases, de quoi froncer les sourcils. De quoi se demander si l’on parle du virus ou de la maladie, et ce, malgré le genre que l’on donne à COVID-19. 

3- « Le président chinois Xi Jinping est arrivé mardi dans le centre de Wuhan, ville à l’épicentre du Covid-19 et totalement bouclée depuis fin janvier. » (Source

Que peut bien vouloir dire celui qui a rédigé cette phrase? En supposant que l’emploi du mot épicentre soit approprié, je me serais plutôt attendu à lire que l’épicentre de la pandémie a été localisé à Wuhan, et non que Wuhan est à l’épicentre de la pandémie.  Mais passons!

La lecture que j’en fais est la suivante : le président chinois s’est rendu à Wuhan, ville où est apparu le coronavirus, responsable de la (pandémie) de COVID-19. Mais est-ce vraiment ce que le journaliste a voulu dire? Oublions pour le moment le problème de genre (du au lieu de la) et celui de l’emploi d’une seule majuscule dans Covid-19 (au lieu de COVID-19). Attardons-nous plutôt sur le mot épicentre.

L’emploi de épicentre est-il justifié dans les circonstances?

Il faut reconnaître que, justifié ou non, on le rencontre très souvent, pour ne pas dire trop souvent. On nous le sert à toutes les sauces. Certaines plus indigestes que d’autres : épicentre du virus; un mini-épicentre; un épicentre de la lutte; épicentre de la pandémie (9).

Pourquoi avoir choisi le mot épicentre?… Parce qu’il s’agit d’une catastrophe?… Certains pourraient le penser. Il est vrai que le mot épicentre apparaît immanquablement dans l’actualité quand une catastrophe frappe une région du globe. Mais ce que ceux qui l’utilisent actuellement ignorent, c’est que 1- épicentre se dit d’un tremblement de terre et non d’une épidémie; 2-  épicentre désigne l’endroit à la surface du globe (le préfixe épi- veut dire « sur ») d’où partent apparemment les secousses sismiques (donc le foyer apparent; le foyer réel, situé en profondeur, est appelé hypocentre).

Dans le cas d’une épidémie, il ne peut pas être question de foyer apparent. Le foyer de propagation du virus est bel et bien réel. Et il est situé quelque part à la surface de la terre, et non en profondeur. Point besoin alors de le préciser. Autrement dit, l’emploi de épicentre dans le contexte d’une pandémie est tout à fait inapproprié (10). Un meilleur choix de mot serait sans doute foyer, qui, par définition, désigne :

  1. Fig. Point central, d’où provient qqch. ➙ centre. Le foyer de la révolte.

◆ (1575)  Méd. Siège principal d’une maladie; lésion. Foyer d’infection. Foyer tuberculeux.

▫ Lieu d’où se propage une maladie. Les îlots insalubres, foyers d’épidémie.

Bref, avant d’utiliser un terme appartenant à un domaine de spécialité avec lequel nous ne sommes pas familiers, il serait bon de s’assurer d’en connaître le sens. Et aussi les termes qui lui sont généralement associés (i.e. les cooccurrents). C’est la condition sine qua non pour que le message soit clair et net. Tout rédacteur, qu’il soit journaliste ou pas, doit s’assurer que les mots qu’il utilise sont à la hauteur de la mission qu’il leur confie. Dans le cas contraire, c’est la catastrophe assurée.

Maurice Rouleau

(1)    Pour définir le terme pandémie, le Petit Robert et le Larousse en ligne recourent au même hyperonyme, à savoir épidémie. On appelle hyperonyme le « Terme dont le sens inclut le sens d’un ou plusieurs autres termes, qui sont ses hyponymes. (Par exemple animal est l’hyperonyme de chien, chat, oiseau, etc.) » C’est dire que, dans le cas qui nous intéresse, toute pandémie est une épidémie, mais que toute épidémie n’est pas une pandémie.

(2)    Un abus de langage mène parfois à un dérapage en règle. J’en veux pour preuve la phrase suivante :

« Le virus du papillome humain (VPH) est une infection transmissible sexuellement qui se transmet le plus facilement lors des contacts sexuels. » (Source)

Limitons-nous au sujet grammatical de cette phrase, virus, et à son attribut, infection. Oublions le reste, qui souffre dangereusement de tautologie. Celui qui a écrit cette phrase devrait savoir qu’un virus n’est pas une maladie. Mais il l’ignore.

(3)     Voici la signification de chacune des lettres des sigles suivants (utilisés en français même s’ils ne sont pas tous français d’origine) :

  • ADN   Acide DésoxyriboNucléique (en anglais : DNA)
  • GPS    Global Positioning System
  • IRM    Imagerie par Résonance Magnétique (en anglais : NMR)
  • MP3   MPeg-1 audio layer 3, de Moving Picture Experts Group
  • URL    Uniform (ou Universal) Resource Locator
  • USB    Universal Serial Bus
  • LSD     Lysergsäurediethylamid (d’origine allemande)

(4)    Voici la signification de chacune des lettres des acronymes suivants (utilisés en français même s’ils ne sont pas tous français d’origine) :

  • ASCII  :  American Standard Code for Information Interchange
  • SRAS  :  Syndrome Respiratoire Aigu Sévère (en anglais : SARS)
  • LED (ou led)    :  Light Emitting Diode (1968)
  • OTANOrganisation du Traité de l’Atlantique Nord (en anglais : NATO)

(5)    Voici d’où viennent certains mots qu’on utilise en français même s’ils ne sont pas tous français d’origine et qu’on ne reconnaît plus pour ce qu’ils étaient au départ, i.e. des « abréviations », ou acronymes :

  • laser : (anglais)  Light Amplification by Stimulated Emission of Radiation
  • radar :  (anglais) Radio Detecting And Ranging
  • paraben :  (anglais) parahydroxybenzoate
  • sarin :  (allemand) Schrader, Ambros, Rüdiger et Van der Linde (noms des chimistes allemands qui l’ont synthétisé en 1938)
  • pacs :  (français) Pacte Civil de Solidarité
  • aspartame :  (anglais) ASPARTic acid phenylAnine Methyl Ester
  • goulag :  (russe) Glavnoïé OUpravlenié LAGereï
  • sonar :  (anglais) SOund NAvigation and Ranging

(6)    Même si le phénomène est rare, certains sigles ou acronymes ont été francisés. C’est le cas par exemple de ADN (Acide DésoxyriboNucléique), qui est la traduction de DNA (DeoxyriboNucleic Acid); de SRAS (Syndrome Respiratoire Aigu Sévère) qui est la traduction de SARS (Severe Acute Respiratory Syndrome); de SIDA (Syndrome d’ImmunoDéficience Acquise), qui est la traduction de AIDS (Acquired Immune Deficiency Syndrome). 

La méconnaissance de la langue d’origine d’un sigle ou d’un acronyme n’est pas étrangère au fait que son emploi pose parfois problème.

(7)    À lire les phrases ci-dessous, il n’est pas toujours facile de savoir si COVID-19 désigne un virus ou une maladie. Et ce, même si on le fait masculin.

  • Comme pour d’autres maladies respiratoires, le COVID-19 peut provoquer des symptômes bénins, notamment de la toux et de la fièvre.
  • Comment le COVID-19 se propage-t-il?
  • Existe-t-il un traitement contre le COVID-19?
  • Contre le Covid-19, le ministre de la santé recommande de ne pas prendre d’ibuprofène.
  • Le nouveau coronavirus de 2019 (COVID-19) originaire de Wuhan (Chine) provoque une infection respiratoire.
  • Le COVID-19 plus contagieux mais moins mortel que le SRAS.
  • Avec plus de 74 740 personnes contaminées depuis fin décembre, le nouveau coronavirus COVID-19 s’avère beaucoup plus contagieux que celui du SRAS.
  • Renseignez les employés sur les façons de prévenir la propagation du COVID-19.
  • La prise de médicaments anti-inflammatoires « pourrait être un facteur d’aggravation de l’infection » chez les personnes atteintes du Covid-19, a prévenu samedi 14 mars le ministre de la santé, Olivier Véran, sur son compte Twitter.
  • Par contre, le COVID-19 semble beaucoup plus contagieux que le coronavirus du SRAS,
  • Quelle est la différence entre le SRAS-CoV-2 et le Covid-19?
  • Au Pérou, des paysans ont tenté de brûler 200 chauves-souris, les rendant responsables de la transmission du Covid-19.

(8)   D’après Le Bon Usage (11e éd., 1980, art. 393), « Dans sa fonction sémantique, le genre du nom est, en principe une indication du sexe des êtres : c’est alors le genre naturel. »  On peut donc extrapoler ce principe et donner au sigle ou à l’acronyme le genre de ce que chacun d’eux représente.

Mais ce principe doit être appliqué en toute connaissance de cause. Autrement dit, on féminise le sigle ou l’acronyme si, et uniquement si, la « manifestation morbide » porte le nom de maladie. Si elle porte le nom de syndrome, il faut alors utiliser le masculin. Dans un tel cas, le risque de confondre la cause et l’effet est dangereusement élevé. Il faut dire le SRAS, car cet acronyme désigne le Syndrome Respiratoire Aigu Sévère. Mais il arrive, comme dans la phrase suivante, qu’on lui fasse désigner l’agent causal : « Le COVID-19 plus contagieux mais moins mortel que le SRAS »!

(9)    Voici des phrases où le terme épicentre est utilisé d’étrange façon :

  1.  Brescia, nouvel épicentre italien du virus, croule sous les malades;
  2.  L’Italie est désormais l’épicentre de la pandémie;
  3.  John’s funeral home a COVID-19 ‘mini-epicentre’ after more than 60 cases traced to   two wakes;
  4.  L’Europe, «épicentre» de la pandémie selon l’OMS;
  5.  Emmanuel Macron s’est rendu dans l’épicentre du virus;
  6.  L’État de New York est devenu l’épicentre de la pandémie de COVID-19 aux USA;
  7.  Le maire de… craint que sa ville devienne le prochain épicentre du coronavirus.
  8.  Bienvenue dans l’épicentre de la lutte contre la COVID-19 au Canada.

Si vous remplacez épicentre par foyer de propagation, les phrases deviennent tout à coup limpides. Sauf en 8, où, étrangement, on lui fait dire « principal laboratoire de recherche »!

Dans la phrase suivante , le journaliste est conscient du mauvais emploi du mot épicentre. C’est, dirons certains,  l’exception qui confirme la règle. Il nous signale son désaccord en mettant épicentre entre guillemets et en nous en fournissant l’explication :

« La ville de New York, elle, est devenue « l’épicentre » de la crise aux États-Unis, pour reprendre l’expression du maire Bill de Blasio. »

(10)   L’emploi inapproprié de épicentre  ne se limite pas au discours sur le pandémie de COVID-19.  Tout récemment, dans une émission portant sur l’obésité, le médecin journaliste qui anime ce documentaire nous dit : « Je me devais de me rendre aux États-Unis, pays qui est en quelque sorte l’épicentre du phénomène. »  Clairement, le terme épicentre cherche à s’introduire dans la langue générale. Avec un nouveau sens, que les dictionnaires courants lui reconnaîtront peut-être un jour. Qui sait?

 P-S. — Si vous désirez être informé(e) par courriel de la publication de mon prochain billet, vous abonner est assurément la solution idéale.

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