Pouvoir lire  / Savoir lire

 

Savez-vous lire?

Savez-vous écrire?

      Tout étudiant qui vient de s’inscrire à l’université serait assurément vexé de se faire demander s’il sait lire ou encore s’il sait écrire. S’il est rendu aussi loin dans ses études, c’est qu’il a déjà acquis ces deux compétences. Du moins le croit-il.

Il ne viendrait pas plus à l’idée d’un professeur d’université de penser que ses étudiants ne savent pas lire ou ne savent pas écrire. Il considère que ces compétences sont déjà acquises sinon ils ne seraient pas inscrits à son cours. Du moins le croit-il, lui aussi.

Autrement dit, la question ne devrait pas se poser. Pourtant…

Pourtant je me la suis déjà posée et me la pose encore, à l’occasion.

Ne vous est-il jamais arrivé de lire un texte et de vous demander ce que l’auteur pouvait bien vouloir dire?… Moi, si.

  • En tant que professeur de traduction, cela m’est arrivé plus d’une fois. En voici d’ailleurs un exemple :

Récemment mon fils Michael m’a inquiété avec ses commentaires d’être pour que les livres se déclinent, même les bibliothécaires. Les livres deviennent, par les lecteurs, des pages cornées, gâchés par souligner les marques et salis avec les restes de beurre de cacahouète et de gelée. Certains bibliothécaires sans tache de silicone de base de données, lire en utilisant des tubes cathodiques. Cela m’ébranle parce que j’aime les livres, en particulier les vieux livres.

Si je ne comprenais pas ce texte, ce n’était pas parce que je ne savais pas lire. Ça, j’en étais sûr.

  • En dehors de mes activités professionnelles, cela m’est aussi arrivé à l’occasion. La première fois, c’est quand j’ai voulu lire Le Tiers-Instruit, de Michel Serres (Éditions François Bourin, Paris, 1991), ouvrage que m’avait fortement recommandé un bon ami à moi. J’en ai abandonné la lecture à la page 90. Je n’en pouvais tout simplement plus de lire et de ne rien piger. Voici d’ailleurs la phrase qui m’a donné le coup de grâce :

Le monde procède bien des deux personnes, voilà la création objective et la rédemption ou recréation par le rachat, mais comme l’esprit en procède aussi bien, il vient que le monde réel est la troisième personne, comme on a vu, ou l’esprit lui-même ou que l’esprit est le monde même ou le tout de l’objectif, ce pour quoi ce dernier peut être connu, enfin qu’ensemble ils sont le temps, choses belles que non seulement je voulais démontrer, mais qui naissent en même temps que la démonstration.

 Je n’y ai alors rien compris et n’y comprends toujours rien. Mon premier réflexe a été de me dire que l’auteur ne savait pas écrire. Puis je me suis ravisé. Cela était tout simplement impensable. Celui qui a rédigé ce texte est un académicien, et un académicien ne peut pas ne pas savoir écrire. Ce ne pouvait donc être que moi qui ne savais pas lire. Mais cela aussi était impensable, à mes yeux du moins. Pas avec les diplômes que j’avais! Je n’avais donc d’autre choix que de tourner la page et de retourner le livre à qui me l’avait prêté.

Puis, tout récemment, je tombe par hasard sur cette phrase :

Je suis responsable de ce que je dis, et non de ce que tu comprends. 

Ce qui se voulait une boutade fut plus que cela pour moi. Cette phrase a ravivé le pénible souvenir de mon incapacité à lire Le Tiers-Instruit. J’entendais Michel Serres me souffler à l’oreille :

Je suis responsable de ce que j’écris, et non de ce que tu comprends

Ce qui, d’après moi, revenait à dire :

Moi, je sais écrire; toi, va apprendre à lire.

Soit. Mais comment apprend-on à lire? Comment acquiert-on cette habileté qui est censée être maîtrisée à la fin du primaire, mais qui, paraît-il, ne le serait pas toujours? Je serais curieux d’en discuter avec des enseignant(e)s du secondaire. Ce sera pour plus tard.

Pourquoi ne puis-je pas comprendre tout ce que je lis? Suis-je vraiment le seul à avoir de la difficulté à lire, par exemple, Le Tiers-Instruit? Qu’ont donc — que je n’ai pas — tous ceux pour qui ce texte a un sens?…

J’aimerais bien que l’un d’entre eux m’explique ne serait-ce que la phrase qui m’a asséné le coup de grâce. Est-ce parce qu’il s’agit d’une phrase dite complexe? J’en doute. Il est vrai qu’elle fait 86 mots et contient plusieurs verbes, mais comprendre des phrases complexes n’est pas mon talon d’Achille. À preuve, j’ai déjà lu Du côté de chez Swann, de Marcel Proust. J’y ai même pris un certain plaisir. Je ne me suis toutefois pas complu dans la luxure : je n’ai lu que le premier des 7 tomes de son roman intitulé À la recherche du temps perdu.

Pouvoir lire  Savoir lire

Est-il possible de pouvoir lire sans savoir lire?… Voilà une question pour le moins déroutante. Pour y répondre, il faudrait s’entendre sur le sens à donner au verbe lire.

Le dictionnaire nous apprend que c’est un verbe polysémique, i.e. qui peut avoir plusieurs sens. Celui qu’il a dépend donc du contexte dans lequel il est utilisé. En voici deux emplois qui ont retenu tout particulièrement mon attention.

  • « Apprendre à lire à un enfant »

Quand on apprend à lire à un enfant de 6 ans, qu’attend-on de lui?… Pour le savoir, rien de mieux que de fouiller dans sa boîte à souvenirs.

Le premier mot que mon aînée a appris à lire, c’est igloo. Difficile à croire, mais vrai. C’est d’ailleurs la raison pour laquelle je ne l’ai jamais oublié. Elle, probablement que oui. J’ignore pourquoi on avait choisi ce mot. ?… À l’époque, elle ne connaissait rien à la culture inuite et encore moins à l’inuktitut!

L’objectif était en fait tout autre. On voulait lui apprendre à reconnaître cette suite de lettres et à la prononcer correctement. Ma fille pouvait donc, en voyant ces 5 lettres réunies dans cet ordre, dire à voix haute le mot ainsi formé. Il me semble qu’on aurait pu commencer par un autre mot que igloo. Image, par exemple, aurait mieux fait l’affaire. Ses trois syllabes se rencontrent dans beaucoup plus de mots français que le oo de igloo qui, lui, appartient presque exclusivement à des mots d’origine anglaise. Mais ça, c’est une autre histoire.

Bien d’autres mots se sont par la suite rajoutés, car on voulait élargir le répertoire de lettres et de groupes de lettres que ma fille saurait reconnaître et prononcer correctement. Il y a eu, entre autres, le mot vache qui lui a appris à prononcer correctement la suite ch, que l’on retrouve, par exemple, dans bouche, chemise, cheval. Elle a certainement été surprise de voir écrits des mots qu’elle utilisait déjà depuis un certain temps. Mais l’histoire ne le dit pas.  

Elle a ainsi, à l’aide de différents mots, appris à prononcer toutes les lettres et leurs différentes combinaisons. Du moins lui laissait-on entendre. Cette connaissance lui permettait alors de lire sans problème des mots dont elle ignorait jusqu’alors l’existence, et aussi le sens. Ce n’est que plus tard qu’elle réalisera que le ch ne se prononce pas toujours comme dans vache; qu’en français rien n’est jamais aussi simple qu’on veut bien nous le faire accroire. Mais cela, elle l’ignorait alors.

On n’aurait pas pu apprendre à ma fille de 6 ans à prononcer le ch en prenant comme modèle chiromancie. Cela aurait été contre-productif (ou contreproductif, si vous êtes un accro de la nouvelle orthographe), car ce ch ne se prononce pas comme il se prononce généralement, i.e. comme dans vache ou comme dans chirurgie. Soit dit en passant, chirurgie et chiromancie sont tous deux formés d’un même élément : Chir(o) qui vient du grec kheir et qui signifie « main ». Pourquoi la prononciation de ce même élément de formation diffère-t-elle dans ces deux mots?… Mystère et boule de gomme. Ma fille a dû, plus tard, mémoriser — encore et toujours mémoriser — la prononciation particulière de chiromancie. Ce n’est d’ailleurs pas le seul mot où la présence d’un ch pose problème. Il y en a bien d’autres (1).

Son enseignante a donc utilisé le mot vache. Ce faisant, elle (ou le ministère de l’Éducation) voulait que ma fille prenne l’habitude de se dire : si telle suite de lettres se prononce de telle façon dans tel mot, elle se prononcera de la même façon dans tel autre mot. C’est ainsi qu’elle a appris à lire. À lire une foule de mots inconnus. On voulait, semble-t-il, qu’elle fasse appel à sa logique. Comme si la langue et la logique allaient de pair! Ce qu’on voulait qu’elle fasse, c’était de stocker dans sa mémoire la façon correcte de prononcer les lettres, isolées ou associées à d’autres, quel que soit le mot où elles se trouvent. C’est ce que d’aucuns ont baptisé processus d’encodage mnésique; que d’autres, moins réservés, plus pragmatiques, qualifieraient plutôt de bourrage de crâne.

Je me rappelle même avoir demandé à ma jeune fille de lire un paragraphe dans le journal La Presse, question de constater ses progrès en lecture. Ô surprise! Elle pouvait le lire. Elle n’y comprenait rien, j’en suis sûr, car l’article parlait de politique internationale. Mais elle était capable de prononcer correctement les lettres ou groupes de lettres, i.e les mots, qu’elle y voyait. Elle avait donc bel et bien appris à lire! À ma grande satisfaction, cela va sans dire.

Vous l’ignorez, mais je peux, moi aussi, à l’âge que j’ai, en faire tout autant. En effet, je peux lire un texte écrit en allemand ou encore en grec, et n’y rien comprendre. C’est que j’ai, dans une autre vie, appris les rudiments de ces langues, appris à prononcer les lettres et groupes de lettres auxquels elles font appel. Pour ma fille de 6 ans alors, comme pour moi aujourd’hui, lire peut, dans certaines circonstances, ne signifier que « reconnaître les signes graphiques d’une langue et former, mentalement ou à voix haute, les sons que ces signes ou leurs combinaisons représentent. »

  • « Lire dans le texte »

Il en est tout autrement si quelqu’un me dit : « Je peux lire Goethe dans le texte. »

Dans ce cas-là, lire a un tout autre sens. Il signifie comprendre, donner un sens… aux lettres, prises individuellement ou formant des mots, et à l’ensemble des mots qui forme un texte. (2)

 C’est exactement ce que je ne suis pas arrivé à faire avec Le Tiers-Instruit. Et ce, même si ce texte est écrit en français et qu’aucun des mots utilisés par l’auteur n’a de secret pour moi.

Lire, dans ce contexte, dépasse le simple processus d’encodage mnésique dont il a été question précédemment. Il s’agit en fait, selon les experts, d’une « activité mentale multidimensionnelle dont le but est la construction d’une représentation sémantique de ce qui est écrit ». En termes simples, cela veut dire que le lecteur doit, à partir des informations contenues dans le texte et de ses propres connaissances — qui ressortissent, entre autres, à la lexicographie, à la syntaxe, à la ponctuation — en arriver à construire une représentation mentale identique ou très semblable à celle qu’avait à l’esprit l’auteur du texte. Alors seulement pourra-t-il prétendre comprendre le texte qu’il lit.

C’est ce que nous dit, à sa façon, Umberto Eco, en quatrième de couverture de son ouvrage Lector in fabula, Le rôle du lecteur.

Lire n’est pas un acte neutre : il se noue entre le lecteur et le texte une série de relations complexes, de stratégies singulières qui, le plus souvent, modifient sensiblement la nature même de l’écrit originaire. Lector in fabula se veut ainsi le répertoire des diverses modalités de la lecture et une exploration raisonnée de l’art d’écrire. Pour comprendre le rôle du lecteur, mais aussi celui de l’auteur.

Facile à dire, mais comment fait-on pour apprendre à lire dans le texte, que ce dernier soit écrit dans une langue étrangère ou dans sa langue maternelle? C’est là tout le problème de la « compréhension en lecture ».

Ce qu’il ne faut jamais oublier, c’est que la lecture fait intervenir 3 « actants », ou intervenants : l’auteur, le texte et le lecteur.

Le texte est, selon Umberto Eco, une machine paresseuse qui exige du lecteur un travail coopératif acharné pour remplir les espaces de non-dit et de déjà-dit, laissés en blanc par l’auteur. Le texte représente donc pour lui une « machine présuppositionnelle ».

Le lecteur ne peut pas être passif. Il doit pouvoir, consciemment ou pas, dégager du texte ce que l’auteur ne dit pas formellement, mais qu’il présuppose connu de son lecteur. Et ce, quelle que soit la nature du texte. Ce qui revient à dire que le texte laisse toujours une partie de son contenu à l’état virtuel en attendant, grâce au travail coopératif de son lecteur, son actualisation définitive.

Prenons comme exemple la phrase suivante, tirée de l’actualité :

Les dirigeants des deux provinces les plus durement touchées par la pandémie de COVID-19 se réunissent mercredi à Mississauga pour discuter de la reprise économique et de la réponse sanitaire.

  • Il n’est pas dit comment s’appellent ces deux dirigeants.
  • Il n’est pas dit dans quel pays se trouvent ces deux provinces.
  • Il n’est pas dit de quelles provinces il s’agit.
  • Il n’est pas dit ce que représente l’acronyme COVID-19.
  • Il n’est pas dit où se trouve Mississauga. Dans l’une des deux provinces ou en territoire neutre?

Bien des choses sont de fait passées sous silence. Pourtant, cette phrase est parfaitement intelligible à tout lecteur canadien francophone. Elle l’est parce que ce dernier sait combler les vides que le journaliste a volontairement laissés. En effet, pourquoi aurait-il fourni à son lecteur ce que ce dernier sait déjà?… Il est allé droit au but, sans fournir des détails superflus. C’est ce que j’appellerais de l’économie par l’évidence. Pour un Européen, il en serait bien autrement. Cette phrase risque fort d’être incompréhensible, car il ne peut combler les vides. Ce qui n’en fait pas pour autant une phrase mal écrite.

La lisibilité d’un texte dépend donc de deux facteurs : la part de non-dit et de déjà-dit que l’auteur du texte n’a pas senti le besoin d’expliciter ET la capacité du lecteur à combler ces vides. Un texte peut donc être difficile à lire parce que son auteur a présupposé chez son lecteur plus de connaissances ou de compétences qu’il en a, ou, si l’on regarde par l’autre bout de la lorgnette, parce que le lecteur a moins de connaissances ou de compétences que l’auteur du texte l’a présupposé.

Savoir lire dans le texte signifie donc accéder au message que l’auteur veut communiquer au lecteur. Soit. Mais comment ce dernier doit-il s’y prendre pour y arriver? Comment accéder au fond, i.e. à l’idée, au message? La façon dont cette idée est transposée à l’écrit, i.e. la forme, y est-elle pour beaucoup? Autrement dit, peut-on accéder au fond sans passer par la forme? Tous ceux à qui je pose la question répondent, après réflexion, que cela est impensable. Tout comme est impensable l’idée qu’ils ne sachent pas lire. Et pourtant…

Fond  vs  Forme

Pour m’assurer que le lien, que tous jugent essentiel, entre le fond et la forme est plus qu’un concept bêtement mémorisé; que c’est un concept qu’ils ont intégré dans leur façon de faire, j’ai, voilà quelques années, concocté le petit exercice, en apparence anodin mais fort révélateur, que voici.

Pierre          aime           Marie

Après avoir écrit ces trois mots au tableau, je demande aux étudiants si Marie aime Pierre. Ils sont unanimes à me répondre que non. Je leur fais part de mon étonnement. Car si la question m’était posée, je ne serais pas aussi catégorique. Selon moi, il est toujours possible que Marie aime Pierre… Tous me regardent alors avec de grands yeux interrogateurs. Je justifie mon point de vue en pointant successivement les mots Marie, aime et Pierre. Ils répliquent en chœur que ce n’est pas ce que j’ai écrit. Ah bon!…

— Qu’est-ce qui vous fait dire que j’ai tort?

Un moment de silence s’ensuit inévitablement. C’est le genre de question que les étudiants ne sont pas habitués de se faire poser. La langue n’a toujours été pour eux qu’un simple outil de travail, jamais un objet de réflexion.

Il s’en trouve quand même quelques-uns pour briser le silence et me dire, avec un sourire en coin, que le sujet du verbe est Pierre et non Marie. Autrement dit, que j’ai tort. Il n’y a rien de plus jouissif, je peux vous l’assurer, que de prendre son professeur en défaut!

— Pourquoi dites-vous que c’est Pierre qui est le sujet du verbe?

— Parce que Pierre est placé devant le verbe, me répond-on d’un ton assuré.

Je pourrais leur demander de justifier cette affirmation. Mais ce serait peine perdue. Je suis prêt à parier qu’ils n’en savent rien. Aurait-on le leur apprendre? Peut-être. Mais on ne l’a pas fait. Aurait-on seulement pu le leur expliquer? Ça, c’est une autre histoire.

Ouvrons ici une parenthèse.

Tous savent, depuis belle lurette, que le sujet se place devant le verbe. La question ne se pose donc pas, même si je la leur pose. La raison pour laquelle elle ne se pose pas, c’est qu’on leur a dit qu’il doit en être ainsi. Jamais on ne leur a expliqué le pourquoi de la chose. L’apprentissage de la langue, dans tous ses aspects, tient trop souvent du réflexe de Pavlov, ce réflexe dit « conditionné ». (Voir La langue et Pavlov)

On apprend aux élèves comment dire, comment écrire, bref comment faire, sans prendre la peine de leur expliquer pourquoi. Comme si cela était inutile! L’enseignant est satisfait si ses élèves lui démontrent qu’ils ont bien assimilé la matière, assimiler voulant dire ici mémoriser les faits de langue (grammaticaux, syntaxiques, orthographiques, etc.) qui constituent le « bon parler » ou ce qu’on a décidé que serait le « bon parler ». Et s’ils peuvent régurgiter, sur demande, tout ce qu’on les a forcés à mémoriser, leur succès est assuré. Et l’enseignant a le sentiment du devoir accompli. N’est-ce pas ce qu’on attend de l’un et de l’autre? Alors… il n’y a rien à redire! En apparence, du moins.

Quand l’étudiant répond : « Parce que c’est Pierre qui est devant le verbe. », il n’a  pas tort. Il fait référence, sans pouvoir la nommer, à ce que la grammaire appelle la « structure canonique de la phrase ». On lui a appris que le verbe (V) est l’élément central de la phrase; que l’action décrite par le verbe est effectuée par le sujet (S) qui est généralement placé avant le verbe; et que ce sur quoi porte l’action du verbe, ou complément d’objet (O), se place généralement après le verbe. D’où l’ordre canonique :  Sujet – Verbe – Objet, ou SVO (3). C’est ce que fait tout élève quand il écrit une phrase, sans même réfléchir. Il a été conditionné à le faire.

Quand on dit que le sujet se place devant le verbe, on parle, vous l’aurez compris, de la phrase française. Il se peut que, dans d’autres langues, la phrase ne soit pas soumise aussi rigoureusement à cet ordre canonique. Mais, en français, cette contrainte s’est, pour ainsi dire, imposée par la force des choses. Soit. Mais de quelle force parle-t-on?… Les étudiants n’en ont jamais entendu parler. Et les professeurs l’ignorent peut-être eux-mêmes. Ils leur ont appris ce qu’ils devaient faire — comme eux-mêmes l’avaient appris —, mais pas pourquoi ils devaient le faire.

L’ordre canonique SVO trouve en fait sa justification dans la disparition des désinences casuelles que le français avait initialement empruntées au latin. Je m’explique.

 Le latin recourt à des terminaisons, ou désinences, qui diffèrent selon la fonction des mots dans la phrase. Il reconnaît, outre le vocatif, les 5 fonctions plus courantes, ou cas, que voici : nominatif (sujet), génitif (complément du nom), datif (complément d’objet indirect, d’attribution), ablatif (complément d’objet indirect, d’origine ou d’agent) et accusatif (complément d’objet direct). Voilà pourquoi on parle de désinences casuelles. Soit dit en passant, ces désinences varient aussi selon que les noms sont au singulier ou au pluriel. Mais passons.

Prenons comme exemple les trois mots suivants : Mariam   amat   Petrus. Pour quiconque connaît un tant soit peu le latin, ces mots ne peuvent signifier qu’une chose : Pierre aime Marie. S’il en est ainsi, c’est que la terminaison -us dans Petrus est celle du nominatif; c’est donc lui le sujet du verbe. La terminaison -am dans Mariam est celle de l’accusatif. Mariam est donc la personne sur qui l’action du verbe porte, i.e. le complément d’objet direct. On pourrait aller jusqu’à dire que, peu importe l’ordre de ces trois mots (amat Mariam Petrus / Mariam Petrus amat / Petrus amat Mariam), le sens sera toujours le même. La désinence des deux noms les trahit, pour ainsi dire. Leur désinence respective informe le lecteur de leur fonction dans une phrase.

À ses débuts, le français, s’inspirant du latin, fait lui aussi appel aux cas. Il finit toutefois par s’en lasser. Progressivement. Au Moyen Âge, il n’en reste plus que deux : le cas sujet et le cas régime; au xive siècle, plus qu’un seul, nous dit Grevisse.

Pour pallier (ou pallier à)  la perte d’informations que les désinences casuelles empruntées au latin fournissaient au lecteur, le français a dû faire preuve d’imagination. Il lui a fallu indiquer autrement la fonction des mots dans la phrase. Il a alors été convenu que la place qu’occupent les mots pourrait jouer ce rôle : le sujet serait placé avant le verbe; le complément d’objet, après le verbe. D’où la structure classique : sujet – verbe – complément. Mais cela ne réglait pas complètement le problème. Que faire des différents compléments (datif, ablatif)? Comment les distinguer s’ils n’ont plus leur désinence respective? Le français jette alors son dévolu sur les prépositions. À celles qu’utilisait déjà le latin, il en ajoute d’autres. C’est ce que nous dit Maurice Grevisse d’une façon on ne peut plus claire :

Au fur et à mesure que se consumait la ruine de la déclinaison nominale, la langue développa l’emploi des prépositions, auxquelles fut dévolu le rôle d’indiquer les rapports syntaxiques que marquaient jusque-là les désinences casuelles.  (Le Bon Usage, 11e éd., 1980, # 2242)

Fermons la parenthèse.

Étant donné que tous sont unanimes à dire que c’est Pierre qui aime Marie et non l’inverse — Pierre est devant le verbe; c’est la place généralement réservée au sujet —, je ne vois pas la nécessité d’insister. Je leur demande plutôt :

— Et ce que vous dites s’appliquerait ici, j’imagine?

Un autre moment de silence. Comme s’ils se disaient intérieurement : « Ça saute aux yeux. Non? »

J’enchaîne alors en leur disant que moi, je n’en suis pas convaincu. Ce dont je suis convaincu, par contre, c’est que ce n’est pas ce que j’ai écrit.

À voir leur physionomie, je parie qu’ils n’en croient pas leurs oreilles. J’ose leur dire, de façon détournée, qu’ils ne savent pas lire… Quelle outrecuidance de ma part!, doivent-ils se dire.

Je répète avec plus d’insistance :

— Ce n’est vraiment pas ce que j’ai écrit. Je vous prie de me croire.

Le silence se fait plus lourd. Puis… parfois… une voix se fait entendre :

— Il n’y a pas de point final!

Je félicite alors cet étudiant de sa perspicacité. Il montre à tous qu’il sait lire. Et moi, je me dis intérieurement : « Vive la maïeutique! Elle fait parfois des miracles. »

Cet étudiant vient de comprendre que j’ai écrit non pas une phrase, mais bien trois mots distincts, dont l’ordre pourrait, par le plus curieux des hasards, former une phrase. J’ai d’ailleurs délibérément espacé les trois mots, pour ne pas les induire en erreur, pour ne pas leur donner l’impression que c’est une phrase. Mais ils n’y voient généralement que du feu. Tout à coup, tous ou presque constatent qu’ils se sont fourvoyés. Ils ont vu une phrase là où il n’y en avait pas. Ils ont lu ce que je n’avais pas écrit. Autrement dit, ils n’ont pas su lire correctement.

Je pourrais, à mon tour, leur dire :

Je suis responsable de ce que j’écris, mais pas de ce que vous comprenez.

Je voulais, par ce simple exercice, leur démontrer que la compréhension d’un groupe de mots, si court soit-il, exige de son lecteur une attention toute particulière. Et qu’il doit en être obligatoirement de même quand il s’agit d’un groupe de phrases (i.e. un paragraphe) et, à plus forte raison, quand il s’agit d’un groupe de paragraphes (i.e. un texte).

J’avais supposé que mes étudiants comprendraient ce que j’avais écrit. Mais, la plupart n’y sont pas parvenus. Ce qui était clair pour moi ne l’était pas pour eux. Pour comprendre, il leur aurait fallu combler les vides que j’y avais laissés. Pour parler comme Umberto Eco, ce que j’ai écrit est bel et bien une « machine présuppositionnelle » et sa compréhension ne se fait pas sans effort. Et cela est encore plus vrai en traduction.

La lecture en traduction

En traduction, une difficulté s’ajoute : l’anglais ne voit pas la réalité avec les mêmes yeux que le français. Le traducteur doit non seulement comprendre (savoir lire) le texte de départ, qui n’est pas écrit dans sa langue maternelle, mais aussi bien faire comprendre le message lu (savoir écrire). (Pour en savoir plus, cliquez sur Stylistique comparée, sous la rubrique Catégories, dans la colonne de droite.)

Voici un court paragraphe qui a le don de faire froncer les sourcils au traducteur en formation (et parfois à celui qui est en exercice) :

Semantics and Baloney

This is about the meaning of words. It is language through which we transfer knowledge and experience. For this reason semantics, the connection between words and their meanings is crucial. The semantic device is the coin of the exchange, and this coin has two faces.

 Il y a fort à parier que le traducteur se demandera ce que l’auteur peut bien vouloir dire. Ces 4 phrases semblent lui dire rien d’autre que :

Il s’agit de la signification des mots. C’est le langage par lequel nous transférons les connaissances et l’expérience. C’est pourquoi la sémantique, le lien entre les mots et leur signification, est cruciale. Le dispositif sémantique est la pièce de monnaie de l’échange, et cette pièce a deux faces.

Comme il n’y comprend rien, il en conclut que l’auteur ne sait pas écrire. Ce qui est certes possible, mais pas nécessairement vrai.

Si le traducteur n’y comprend rien, c’est qu’il n’arrive pas à voir le fil conducteur qui relie ces phrases. Et ce n’est pas obligatoirement parce que l’auteur ne sait pas écrire. Ce pourrait aussi bien être parce que le traducteur ne sait pas lire. Umberto Eco pourrait lui dire qu’il n’a pas su voir la part de non-dit ou de déjà-dit que l’auteur du texte n’a pas senti le besoin d’expliciter.

S le traducteur avait pu le faire, il aurait compris ce que l’auteur voulait lui dire :

Parlons donc du sens des mots. Vu que ce sont eux qui nous permettent de dire tout ce que l’on veut, la relation entre les mots et leurs sens (ou sémantique) joue un rôle primordial en communication. Mais ces mots peuvent être utilisés aussi bien à bon qu’à mauvais escient*.

* Idée véhiculée par les deux éléments du titre de l’article : Semantics and Baloney. 

N’allez pas croire que j’ai peiné pour trouver cet exemple. Il y en a beaucoup plus qu’on pourrait le croire. En voici un autre.

Fahrenheit Gabriel Daniel (1686-1736)

Early in life Fahrenheit emigrated to Amsterdam for a business education. By profession he was a manufacturer of meteorological instruments. Obviously one of the chief devices that can be used for studying climate is a thermometer. The thermometers of the seventeenth century, however, such as the gas thermometer of Galileo or of Amontons, were insufficiently exact for the purpose.

Le traducteur en formation ou en exercice n’hésitera peut-être pas, encore ici, à dire que l’auteur ne sait pas écrire. Car il ne voit pas ce que l’auteur peut bien vouloir dire. Ces 4 phrases semblent, encore ici, ne rien dire d’autre que :

Tôt dans sa vie, Fahrenheit a émigré à Amsterdam pour suivre une formation commerciale. Il était fabricant d’instruments météorologiques de par sa profession. De toute évidence, l’un des principaux appareils pouvant être utilisés pour l’étude du climat est un thermomètre. Mais les thermomètres du XVIIe siècle, comme le thermomètre à gaz de Galilée ou d’Amontons, n’étaient pas assez précis pour cela.

S’il avait su lire, i.e. combler les vides laissés par l’auteur, il aurait sans doute compris que :

Jeune adulte, Fahrenheit se rend à Amsterdam pour y poursuivre des études en commerce. Mais il deviendra fabricant d’instruments météorologiques. Notamment d’un thermomètre — instrument couramment utilisé dans ce domaine –, car ceux qui sont en usage au XVIIe siècle, p. ex. celui de Galilée ou d’Amontons, n’ont pas la précision voulue.

Il est toujours plus facile de mettre la faute sur le dos du voisin; de dire que l’auteur ne sait pas écrire. Alors que la réalité est souvent tout autre : c’est le destinataire du  texte qui ne sait pas lire

Voilà une idée qui, sans être farfelue, ne lui a jamais traversé l’esprit. Pourquoi le traducteur n’a-t-il jamais vu le problème sous cet angle?… Parce qu’il est convaincu qu’il sait lire. Et que s’il n’arrive pas à saisir le message, c’est que le texte est mal écrit. Mais rien ne dit qu’il n’existe pas, quelque part, un traducteur qui, lui, saisirait le message; un traducteur pour qui ces paragraphes seraient bien écrits. Qui alors est à blâmer? L’auteur ou le lecteur?

L’auteur d’un texte n’a aucune idée de l’étendue des compétences de chacun de ses lecteurs. Il peut avoir laissé des vides que le lecteur/traducteur est incapable de combler. Ce qui n’en fait pas pour autant un texte mal écrit. Son texte peut être difficile à lire pour certains, mais pas pour d’autres.

Bref, un texte que l’on dit mal écrit ne l’est pas nécessairement. Il peut tout simplement dépasser les capacités ou compétences présupposées chez celui qui le lit. Ce dernier n’arrive tout simplement pas à combler les vides que l’auteur y a laissés.

Je ne dis pas qu’il n’y a que des lecteurs qui ne savent pas lire. Que non! Des textes mal écrits, ça existe. Mais peut-être moins qu’on le prétend.  À la condition toutefois de savoir lire.

Maurice Rouleau

(1)   Un c suivi d’un h ne se prononce pas toujours comme dans vache [vaʃ], même si c’est ce qu’on nous a laissé croire au primaire.

  • Il arrive qu’il se prononce comme si c’était un k (ex. archange, chaos, chœur, écho, orchestre). Et cela, même quand deux mots ont la même étymologie (rappelez-vous chiromancie [kiʀɔmɑ̃si] ou chiropratique[kiʀɔpʀatik]] et chirurgie [ʃiʀyʀʒi] sans oublier psychiatre [psikjatʀ] et psychisme [psiʃism]); ou encore quand deux mots, par ailleurs synonymes, possèdent un élément de formation différent mais ayant le même sens (ex. chimiorécepteur [ʃimjoʀesɛptœʀ] et chémorécepteur [kemoʀesɛptœʀ]).
  • Il arrive même que le ch soit muet. Par exemple dans yacht [’jɔt] ou encore dans almanach [almana] mais pas dans varech [vaʀɛk].

La prononciation des mots que je viens de citer en exemple ne vous cause, j’en suis certain, aucun problème. S’il en est ainsi, c’est que vous en avez mémorisé leur prononciation. Force vous est de reconnaître que votre prononciation n’est pas raisonnée, mais bel et bien « conditionnée ». On a fait de vous, comme de moi, un bon chien de Pavlov.

Si vous aviez à prononcer un mot qui vous est inconnu et qui contient un ch, que feriez-vous? Vous chercheriez sans doute dans votre mémoire un mot dont la graphie est apparentée, vous disant que sa prononciation doit aussi l’être.

Si, par exemple, vous deviez prononcer correctement, i.e. comme le prescrit Le Petit Robert, le mot achalasie qui vous serait inconnu, n’y verriez-vous pas une similitude avec achalandage? Dans le cas de achène, une certaine parenté avec chêne? Dans celui de cétérach, un lien avec almanach? Dans le cas de polychètes, avec tu achètes? Vous n’auriez pas tort d’agir ainsi, car c’est bel et bien de cette façon qu’on nous a appris à lire. Ce qu’on a oublié de nous dire, c’est que cela est loin d’être une règle absolue.

Si ma fille a pu, la première fois qu’elle les a vus, lire les mots tache, cache, hache, bernache, attache, biche, anche, planche, c’est qu’elle y voyait l’empreinte du mot « vache ». Si vous en avez fait autant avec les mots que je viens de vous proposer, je suis dans l’obligation de vous dire que vous avez tout faux. Vous ne savez pas lire! Consolez-vous, vous n’êtes pas le seul.

Ce n’est pas tout. Il arrive parfois que le ch puisse se prononcer indifféremment, comme celui de vache ou celui de chaos. C’est du moins ce que nous dit Le Petit Robert à propos du mot fuchsia : [fyʃja; fyksja]. Ce que j’ignorais jusqu’à tout récemment. Ou encore qu’il peut se prononce différemment si on le retrouve à plus d’un endroit dans un même mot. Exemple : schnorchel [ʃnɔʀkɛl].

Et comme si cela ne suffisait pas, il arrive même qu’un mot que l’on dit être une altération d’un autre voit la prononciation de son ch changer totalement après l’opération. Le mot melchior, qui se prononce [mɛlkjɔʀ], est, nous dit Le Petit Robert, une « altération de maillechort » qui lui se prononce [majʃɔʀ]. Qui dit mieux?…

Après tout, il n’est peut-être pas si honteux de se faire dire qu’on ne sait pas lire. Car, pour bien lire, il faut avoir une mémoire d’éléphant, avoir mémorisé toutes les exceptions. Et les exceptions, ce n’est pas ce qui manque en français!

Au fait, comment prononcez-vous diachylon? Prononcez-vous le ch comme dans vache ou comme dans chaos?… Moi, je viens de constater que c’est un autre mot que je prononce mal! Du moins, si je me fie au Petit Robert.

Bref, ne pas savoir lire est moins rare qu’on pourrait le croire.

 (2) Le verbe lire ne s’utilise pas au sens de comprendre, donner un sens à… uniquement quand il s’agit de lettres, de mots. Voyez par vous-mêmes : Je lis la crainte dans tes yeux; Je lis ces données d’au moins deux façons; l’aruspice lisait l’avenir dans les entrailles des animaux; il est occupé à lire une partition; le médecin apprend à lire des échographies, etc.

(3)  Dans une phrase, on trouve aussi, à l’occasion, un ou des compléments circonstanciels (CC), qui eux sont facultatifs, i.e. qui ne sont pas essentiels à la phrase de base, et qui surtout n’ont pas de place fixe. Un CC peut se trouver au début, au milieu ou à la fin de la phrase. Ce qui schématiquement donne :

(CC) – Sujet – (CC) – Verbe – (CC) – Objet – (CC)

P-S. — Si vous désirez être informé(e) par courriel de la publication de mon prochain billet, vous abonner est assurément la solution idéale.

Cet article a été publié dans Uncategorized. Ajoutez ce permalien à vos favoris.

4 commentaires pour Pouvoir lire  / Savoir lire

  1. François Demay dit :

    Bonjour

    Alors… il n’y a à redire! En apparence, du moins.

    « Pas » ou « Rien » ? (Avec espace avant le « ? »)

    Cordialement

    FD

    • rouleaum dit :

      Vous avez su combler le vide que j’ai, bien involontairement, laissé dans cette phrase.

      Pour ce qui est de l’espace que vous aimeriez voir avant certains signes de ponctuation, je vous renvoie à un billet que j’ai publié en 2015, qui traite précisément de ce sujet. Je l’ai intitulé « Espacement et Ponctuation ».

      Voici le lien pour y accéder : https://rouleaum.wordpress.com/2015/10/02/

      Maurice Rouleau

  2. Dominic Auger dit :

    Inscription

  3. LECTEUR dit :

    Excellent texte. Merci.

Laisser un commentaire