À, DE et EN : celles qu’il faut apparemment répéter


Quelles prépositions faut-il vraiment répéter?

 

La règle veut que les prépositions à, de, en se répètent devant chaque complément. Il faut donc dire : j’ai parlé à Pierre et à Paul; j’ai eu des nouvelles de Lise et de Pascal; j’irai en Italie et en Espagne. On peut, par contre, sans faire de faute, écrire : j’ai visité Ottawa avec Lucie et Nicolasje suis parti sans ma tuque et mes gants; j’ai été bien reçu par ses parents et ses amis. Voilà, tout est dit! C’est du moins ce qu’on enseigne.

Ce que tout professeur craint le plus, c’est qu’un étudiant, moins crédule que les autres, lui demande pourquoi il en est ainsi. S’il craint cette question, c’est qu’il n’a aucune réponse intelligente à lui fournir, sauf « c’est la règle ». Cette question est pourtant très légitime, très pertinente. Mais où trouver la réponse? Si réponse il y a…

J’ai donc  voulu en savoir plus. Connaître sa raison d’être. Dans l’espoir de la trouver, j’ai reculé dans le temps. Mon premier geste fut d’aller voir ce qu’en disait Littré.

Fin du XIXe siècle

Dans son dictionnaire, publié dans les années 1870, Littré écrit :

  • « On doit répéter la préposition à devant chacun de ses compléments : il écrit à Pierre et à Jean […]; il aime à lire et à écrire […]».
  • « La règle est, quand de est suivi de deux ou plusieurs noms ou verbes, de le répéter à chaque nom et à chaque verbe : le temps de parler et d‘agir […] Mais cette règle n’existait pas au XVIe siècle (1), et l’écrivain n’avait alors qu’à consulter là-dessus son goût et son oreille. »

Littré est muet, vous l’aurez sans doute remarqué, sur la répétition de la préposition en.

L’obligation de répéter de serait donc apparue au XVIIe siècle; celle de répéter à, avant le XVIe siècle; quant à celle de répéter en, après 1872, sinon Littré l’aurait mentionnée.

Début du XIXe siècle

Ces remarques de Littré, ou bien elles sont de son cru, ou bien elles sont inspirées des grammaires de l’époque. Pour en avoir le cœur net, j’ai fouillé cinq ouvrages, tous publiés dans la première moitié du XIXe siècle. Plus précisément en 1811, en 1822, en 1828, en 1835-36 et en 1836. (La répétition du en ne vous agace-t-elle pas? Moi, si.) Que disaient donc ces ouvrages? Un peu de tout, comme nous allons le voir.

1811,  Girault-Duvivier, Charles-Pierre

(Grammaire des grammaires, ou analyse raisonnée des meilleurs traités sur la langue française)(2)

Selon ce grammairien, 1- les prépositions à, de et en doivent être répétées devant chaque complément; 2- les autres prépositions, et principalement celles qui contiennent deux ou plusieurs syllabes, doivent aussi être répétées, mais uniquement si leurs compléments sont des substantifs (3) ayant entre eux un sens opposé [Ex. Remplir ses devoirs envers Dieu, envers ses parents, envers la patrie. Mais Il est sous la garde et la protection des lois].

Si, déjà en 1811, on devait répéter non seulement à et de, mais aussi en, du moins selon Girault-Duvivier, pourquoi Littré n’en a-t-il pas soufflé mot en 1872? Ou bien il ne connaissait pas cette grammaire, qui était pour lui vieille de 60 ans, ou bien il ne partageait pas les idées de l’auteur. L’examen d’autres grammaires, moins vieilles, devrait nous permettre d’y voir plus clair.

1822,  Laveaux, Jean-Charles

(Dictionnaire raisonné des difficultés grammaticales et littéraires de la langue française, 2e éd. revue, corrigée, considérablement augmentée, Vol. 2)

Ce grammairien et lexicographe dit que : 1- toutes les prépositions doivent être répétées si le sens est comparatif [Ex. Il n’y point de poète auquel je m’attache avec plus de plaisir qu’à Horace (et non qu’Horace); il n’y a pas d’homme sur qui je compte plus que sur lui]; 2- presque toutes les prépositions qui sont d’une syllabe doivent être répétées avant tous les noms en régime [Ex. Dieu souffre qu’il y ait des malheureux pour exercer leur patience, et pour donner lieu aux riches de pratiquer la libéralité; La patrie a des droits sur vos talens (sic), sur vos vertus, sur vos sentimens (sic) et sur toutes vos actions]; 3- on peut se dispenser de répéter les prépositions de et en, lorsqu’il y a une énumération à faire (remarquez qu’il n’est pas question de à) :

Il voit partout de grands prédicateurs,

Riches prélats, casuistes, docteurs.  (Voltaire)

Eux, bien payés, consultèrent soudain

En grec, hébreu, syriaque, latin (Voltaire).

Laveaux semble ne faire aucun cas des contraintes de la métrique dans son évaluation de la nécessité de répéter les prépositions de et en. Comme si tous écrivaient en vers!

1828,  Boiste,  Pierre Claude Victor

(Dictionnaire universel de la langue française, Tome second)

En 1828, soit 17 ans après Girault-Duvivier et 5 ans après Laveaux, Boiste présente son point de vue. À remarquer qu’il n’accorde aucun traitement de faveur aux prépositions à, de et en. Selon lui, 1- toute préposition doit être répétée devant chaque complément [Ex. J’ai travaillé pour vous et pour moi; contre elle et contre lui; Je vais à Lyon et à Avignon]; 2- la préposition n’est pas répétée si les compléments sont des noms (3) et que ces derniers sont synonymes [Non Par les ruses et les artifices de mes ennemis; mais Par les ruses et par les armes de mes ennemis].

1835,  Landais, Napoléon

(Grammaire générale des grammaires françaises présentant la solution analytique, raisonnée et logique de toutes les questions grammaticales anciennes et modernes)

Ce lexicographe et grammairien nous dit que seule la préposition de doit être répétée devant tous les noms (3) utilisés comme compléments. Quant aux prépositions à et en, ainsi qu’à la plupart des prépositions monosyllabiques, Landais se demande  « si elles sont, comme l’assurent quelques grammairiens, assujetties à la même règle. » D’après lui, il serait mieux de les répéter, sauf si la synonymie des compléments est marquée. L’exemple qu’il fournit pour illustrer son point n’est pas très convaincant, car, encore là,  il s’agit d’une citation en alexandrins :

  • Je l’apporte en naissant, elle est écrite en moi,
  • Cette loi qui m’instruit de tout ce que je doi
  • À mon père, à mon fils, à ma femme, à moi-même (Racine fils, 1692-1763)

Si l’auteur de ces vers n’avait pas eu besoin des 12 syllabes pour ses alexandrins, rien ne nous dit qu’il aurait répété la préposition.

1835-1836,  Bescherelle, Louis-Nicholas

(Grammaire nationale ou Grammaire de Voltaire, de Racine, de Fénelon, de J.-J. Rousseau, de Buffon, de Bernardin de St-Pierre, de Chateaubriand, de Lamartine et de tous les écrivains les plus distingués de la France) (Les soulignés sont de moi.)

Selon ce lexicographe et grammairien, les prépositions à, de et en, doivent généralement être répétées devant chaque complément. Pour ce qui est de la répétition des autres prépositions, il a un point de vue assez particulier. Selon lui, les règles qu’en avaient données les grammairiens étaient pour la plupart fausses ou imaginaires! Les règles des autres, mais pas la sienne? Il serait donc le seul à détenir la vérité!…

Bref, les sources auxquelles Littré pouvait s’alimenter sont loin d’être unanimes sur le sujet. Chaque grammairien semble y être allé de son inspiration, de son goût, de son oreille, pour déclarer qu’il faut faire ceci ou cela. Littré semble même en avoir fait autant. Comme tous les autres, il a érigé en dogme son point de vue, à savoir qu’il faut répéter à et de, mais pas en. Certaines mauvaises langues iraient jusqu’à qualifier ces règles de « caprices de ceux qui régentent la langue française ».

Pourquoi les successeurs de Littré ont-ils tous inclus en dans leur liste des prépositions à répéter? Nul ne le sait. Une explication possible serait qu’un jour l’un d’eux en a décidé ainsi et que les autres, lui reconnaissant une autorité morale, se sont pliés à son point de vue. Si aujourd’hui les grammairiens parlent d’une voix unique, c’est qu’ils répètent ce que la grammaire qu’ils ont étudiée disait. Rien de plus. Les grammairiens du XIXe siècle n’étaient pas, comme nous l’avons vu précédemment, aussi dociles, aussi respectueux de leurs prédécesseurs!

Pourquoi ne pas répéter les autres prépositions? Soyons honnêtes. Est-ce vraiment laid à voir, désagréable à entendre, choquant pour l’esprit, bref condamnable, que d’écrire :

  • Cela s’est produit en 1865 et 1922 ou encore en 1865, 1922, 1987 et 2003;
  • J’ai posé la même question à Jacques et Pierre;
  • Lors de mon dernier voyage, je suis allé à Paris et Londres;
  • Tout dépend de sa volonté, sa résistance physique, son désir de gagner.

Si cela ne choque pas votre oreille (oubliez que c’est péché de ne pas les répéter) ni votre entendement, pourquoi faudrait-il alors répéter ces prépositions, et elles seules? Parce que c’est la règle! Pas très convaincant comme explication. Mais c’est la seule à laquelle je suis arrivé.

Les Le Bidois, dans leur ouvrage Syntaxe du français moderne (2e éd., 1968, p. 729, # 1908), se sont aventurés à formuler une explication :

« Très vite, on sentit que toutes les prépositions n’avaient pas la même force sémantique ni le même pouvoir de lier. Il est clair que les prépositions à, de, en, tant pour la fréquence de leurs emploi et leur extrême polyvalence que pour leur faible consistance phonétique, risquent, à n’être point répétées devant chaque régime, de créer la confusion dans l’esprit. »

Un risque n’est, fort heureusement, pas une certitude, il faut en convenir. Un peu plus loin (p. 731, # 1910), ils ajoutent :

« S’il y a plus de deux régimes, on peut : — a) répéter la préposition devant chacun […]; — b) ou ne la répéter qu’une seule fois […]; — c) ou encore de l’énoncer qu’en tête de la série des régimes […] »

Autrement dit, on peut faire ce que l’on veut, en autant que le texte ne prête pas à confusion. Les Le Bidois respectent donc le lecteur; ils lui reconnaissent la capacité de saisir des rapports implicites et le droit de s’exprimer en recourant à un nombre minimal de mots. Chapeau, messieurs Le Bidois!

Si, pour bien faire passer son idée, un auteur se sent obligé de répéter une préposition, même s’il n’y est pas grammaticalement contraint, pourquoi ne devrait-il pas avoir la même liberté quand il s’agit des fameuses prépositions à, de et en? Il faut bien le reconnaître, l’obligation de répéter ces trois oiseaux rares, quand la compréhension du texte ne l’exige pas, n’est pas la découverte du siècle, mais bien la preuve que la langue est soumise aux caprices de ceux qui la régentent.

Maurice Rouleau

(1)      « Jusqu’au XVIIe siècle, on se passait souvent de répéter la préposition devant chacun des régimes. Cependant, Malherbe (1555-1628) et Vaugelas (1585-1650) s’opposèrent à cet usage. Ce dernier range au nombre des « barbarismes » des constructions comme « par avarice et orgueil », « se venger sur l’un et l’autre », et déclare « inviolable » la loi de la répétition. » Syntaxe du français moderne, 1968, p. 729.

(2)      Vous noterez certainement, à la lecture du titre de ces ouvrages (en italique), que ce n’est pas la modestie qui étouffe leurs auteurs.

(3)      Mais que faire si les compléments ne sont pas des substantifs (noms), mais plutôt des pronoms ou des infinitifs?

P.-S. – Dans mon prochain billet, je m’interroge sur le sens de « brièvement » et sur son emploi. [Serais-je condamné pour avoir répété ici la préposition sur?…]

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10 commentaires pour À, DE et EN : celles qu’il faut apparemment répéter

  1. Fabien Côté dit :

    Votre conclusion me semble bien désespérer de ceux qui régentent la langue. Je me demande encore pourquoi nous ne pourrions prendre la liberté d’éliminer ces répétitions, tout comme j’ignore encore pourquoi il faut absolument condamner l’usage d’un mot comme prioriser. Qui d’autres que les langagiers pour sortir le français de ses pantoufles de béton? Après tout, n’est-ce pas l’usage qui dicte la règle?

  2. mcer dit :

    Bonjour,
    Je vous suggère de lire l’article 1043 de Le Bon Usage de Grevisse et Gosse, la référence de la grammaire française. La répétition n’est pas obligatoire dans plusieurs cas. D’autre part, des écrivains célèbres évitèrent cette répétition pour des questions de style évidentes et sans que cela ne nuise au sens. L’emploi des prépositions comme « de » et « à » n’est pas régenté par des règles de grammaire, comme les accords le sont, par exemple, mais par l’usage. Parler de règle de grammaire qui oblige l’utisation de « à » ou « de » devant tout complément est un non sens.

    • rouleaum dit :

      Je n’ai pas eu à lire l’article 1043, du Bon Usage. Je l’avais déjà lu. Je l’ai néanmoins relu pour m’assurer que je ne l’avais pas mal interprété.
      J’y lis : « Les prépositions à, de et en se répètent devant chaque terme. » Puis suivent les nombreux cas où il est permis de ne pas les répéter. Il ne faut pas oublier qu’il n’y a d’exceptions que s’il y a une règle, d’où « l’exception confirme la règle ». Jusque là, je vous suis.
      Mais après cela, je m’y perds. D’après vous, « l’emploi des prépositions comme « de » et « à » n’est pas régenté par des règles de grammaire, comme les accords le sont, par exemple, mais par l’usage ». Si ce que vous dites est vrai, je m’explique mal que vous recourriez à une GRAMMAIRE, pour prouver votre point. De plus, cette grammaire est intitulée Le Bon USAGE. Alors opposer grammaire et usage me semble pour le moins inapproprié.

  3. je suis fascinée par l’effort de ce Monsieur qu’est Maurice ROULEAU.Je pense que à travers ces leçons, je peux comprendre et déjouer certains pièges de la langue française.Il est le seul à oser expliquer clairement un mot en remontant à son origine et ce avec des exemples à l’appui .Maurice Rouleau est à saluer et je conseillerai à certains de beaucoup lire car seule la lecture pourrait les aider à avoir la certitude sur l’écriture d’un mot déterminé.Je suis fière de lui et lui souhaite bonne continuation.

  4. mpn dit :

    Pouvez -vous me dire quand employer les et leur dans une phrase Exemples:je les ai laissés dans le jardin ; je leur ai distribué du pain.
    Merci !j’attends avec impatience votre réponse.

    • rouleaum dit :

      Si vous vous étiez donné la peine de consulter votre dictionnaire, vous auriez trouvé la réponse. Le est le pronom personnel complément d’objet direct. Leur est le compl. d’objet indirect.

  5. americaneaparis dit :

    Mille mercis pour cette explication que j’ai lue avec beaucoup d’intérêt !! Américaine à Paris depuis bientôt 20 ans, j’hésite encore devant certains petits détails de la grammaire française. J’ai trouvé votre blog en cherchant la règle de « de » car j’écrivais un mot pour accompagner les loyers de notre parking des mois d’octobre, de novembre et de décembre. Ma tête me disait qu’il fallait bien répéter le « de » mais cela me semblait bizarre à l’oreille. J’ai adoré lire les fruits de vos recherches. Et je sais où venir la prochaine fois où j’aurai un question du genre. : )

  6. Franck Antoni dit :

    Monsieur, j’ai cité cet article sur mon propre blog. Il me semble élémentaire de vous le signaler. J’en profite pour m’abonner, bien sûr. Bien cordialement, Franck Antoni

  7. Lenain dit :

    Dans les phrases longues, dont De Gaulle, par exemple, était friand, la répétition des « à, de, en » s’impose, et aide à la compréhension, en particulier quand on introduit des incises. Mais, on le sait, la mode est, hélas, aux phrases courtes, ultra-courtes. Sujet, verbe, complément…

  8. ISABELLE GARGAT dit :

    Merci pour la richesse de vos informations !

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