Participe passé (3) + gens

Les caprices de l’accord du participe passé

avec gens

-3-

  • Parmi les gens que nous avons croisés l’autre jour, il y avait…
  • Bien que déchus de leur fortune, ces gens paraissent heureux.
  • Au cours du voyage, j’ai rencontré des gens fort intéressants.
  • Les gens déterminés finissent toujours par atteindre leur but.
  • Les gens honnêtes sont toujours appréciés.

Appelés à réviser ces 5 phrases, vous n’interviendriez pas, j’en suis convaincu : l’accord du participe passé (conjugué avec avoir ou être sous-entendu) est conforme à la règle qu’on vous a apprise. Pourquoi donc, direz-vous, écrire ce  billet? Parce que, avec ces exemples, on n’a pas fait le tour de la question. J’irais même jusqu’à dire qu’on ne l’a qu’effleurée. Vous pensez sans doute que j’exagère. À peine. Voyez par vous-mêmes. La difficulté vient de la variation du genre, selon le contexte, du mot gens.

Des bonnes gens / Des gens bons

Le mot gens est féminin si l’adjectif le précède et masculin s’il le suit. C’est ce Vaugelas disait, en 1647, dans une de ses Remarques sur la langue françoise, sans toutefois en expliquer la raison; et telle est la règle, encore de nos jours, quoique légèrement modifiée.

Comment expliquer ce double genre? Je dirais que les grammairiens nous ont fait une entourloupette, nous ont joué un vilain tour. C’est, paraît-il, à cause de l’étymologie, que l’on invoque, encore aujourd’hui, quand cela fait l’affaire… (1)

Goosse, dans Le Bon Usage (2008), l’explique en faisant une distinction entre le genre étymologique et le genre, que j’appellerais « sémantique ». Gens vient du latin gens/gentis, mot féminin. Le mot gens aurait donc fait ses débuts, en langue française, avec une jupe, qu’il aurait échangée, vers le XIIIe siècle, pour un pantalon. Cela s’imposait apparemment étant donné que ce mot avait pris le sens général d’hommes! C’est du moins ce que nous dit Grevisse. Serait-ce le début de la « transsexualité » linguistique? Gens serait-il le premier « transgenre »? Chose certaine, si ce fut le premier, ce ne fut pas le dernier. Bien d’autres ont subi le même traitement – peut-être faudrait-il que je m’y attarde une prochaine fois. On a donc décidé qu’à cause de sa valeur sémantique ce mot serait dorénavant masculin. Soit. Mais pourquoi alors ne l’avoir conservé féminin que s’il est précédé de près par un adjectif, comme dans de bonnes gens?…

Grevisse (Le Bon Usage, # 458)  nous dit que le féminin a été maintenu « dans des expressions comme vieilles gens, bonnes gens, où l’adjectif fait corps avec le nom : de là, la règle actuelle. » Si je comprends bien, on n’a pas voulu bousculer les habitudes langagières des gens de l’époque! Mais que faisait-on en décidant que ce mot serait masculin s’il était suivi plutôt que précédé d’un adjectif, sinon bousculer les habitudes langagières? N’insistons pas.

Cette explication de Grevisse n’est pas sans provoquer chez moi un froncement de sourcils. Étant donné qu’il faut dire heureuses gens, petites gens, fines gens, méchantes gens, brillantes gens, ennuyeuses gens, cela signifierait-il que ce sont autant d’expressions? Que ces adjectifs font corps avec le nom? J’ai de sérieux doutes. L’association de ces adjectifs avec gens ne leur confère pas un sens autre que la somme du sens de chacun des éléments constitutifs. Et pourtant, on met l’adjectif au féminin. Je comprendrais toutefois que, dans jeunes gens, par exemple, l’adjectif fasse corps avec le nom, car il en résulte un terme ayant un sens particulier. Il faudrait donc que, dans ce cas, gens soit féminin. ERREUR!  Jeunes gens est consacré masculin! J’y perds mon latin.

Ou bien l’explication de Grevisse est déficiente (elle se voulait une explication logique, mais elle ne résiste pas à l’analyse), ou bien les régents de la langue ont décidé que tout adjectif précédant gens, et non seulement ceux qui font corps avec lui, devrait être mis au féminin! À vous de choisir.

Hanse (1990) ne prétend pas fournir une explication, mais c’est tout comme. Selon lui, « c’est un fait que l’oreille ne semble pas pouvoir accepter bons gens, vieux gens ». Est-ce vraiment suffisant pour convaincre un esprit critique? Pourquoi notre oreille se rebifferait-elle quand nous entendons de bons gens, mais pas de bons amis? Ne serait-ce pas parce qu’on l’y a forcée? Un peu faible comme argument; du genre circulaire.

Il faut donc dire : les bonnes gens, les gens bons, et non les bons gens, les gens bonnes. Voilà qui n’est pas difficile à mémoriser. Mais attention! Vous n’avez pas tout vu.

Il n’y a ici que de bonnes gens, que d’honnêtes gens.

Si vous aviez à faire l’analyse grammaticale de gens dans cette phrase, répondriez-vous sans hésitation : nom féminin pluriel? Fort probablement que oui, car l’adjectif précède de près le mot gens et que, dans un tel cas, le nom est féminin. Foi de Vaugelas! Moi, j’ai quelque hésitation, quelque réserve. Je vous explique pourquoi.

Quelles honnêtes et bonnes gens! / Quels bons et honnêtes gens!

Suffit-il qu’un adjectif précède gens pour que ce dernier conserve son genre étymologique, c’est-à-dire le féminin? Évidemment pas. Ce serait beaucoup trop simple. Des distinctions s’imposent!

On a décrété que gens conserve son genre d’origine si et seulement si l’adjectif qui le précède immédiatement a une forme féminine distincte de la forme masculine. Quelle subtilité! Comme honnête est indifféremment masculin ou féminin, gens reste masculin. Mais comme bon fait bonne au féminin, gens devient féminin. L’adverbe immédiatement prend toute son importance quand il y a deux adjectifs : le plus près commande le tout. C’est la raison pour laquelle il faut dire : quelles honnêtes et bonnes gens!, mais quels bons et honnêtes gens! Aberrant, n’est-ce pas?

Si l’on pousse plus loin le raisonnement ou plutôt l’application bête du diktat en question, on pourrait se demander si cette distinction est applicable quand il n’y a qu’un seul adjectif précédant gens? Je serais porté à dire oui, mais hésitant à le crier haut et fort, car je ne suis pas investi du pouvoir d’un régent de la langue. Je ne suis qu’un simple utilisateur, qui se pose des questions sur ce qu’on l’oblige à croire. Si tel était le cas, le genre masculin appliqué à « jeunes gens » s’expliquerait tout simplement… Mais, non, on en a fait un cas particulier, que toutes les grammaires et dictionnaires de difficultés répètent en chœur. Alors gens est-il masculin ou féminin, quand il est précédé d’un seul adjectif n’ayant pas de forme féminine distincte? Euh… Vous comprenez maintenant pourquoi j’ai quelque hésitation à considérer gens comme nom féminin dans « des honnêtes gens ».

Tous ces braves gens / Toutes ces bonnes gens

Vaugelas a écrit que gens est féminin si l’adjectif le précède. C’était trop simple pour vraiment être « français ». Il fallait une exception. Et Vaugelas la voit dans l’adjectif TOUT. Mis devant gens, il est toujours masculin! Il faut dire tous les gens de bien, tous les honnêtes gens, mais certainement pas tous les vieilles gens. Il va même plus loin : toutes les vieilles gens ne se dit pas! Point, à la ligne.

En 1704, l’Académie française reconnaît le bien-fondé de cette remarque… Fort heureusement pour nous, elle ne tarde pas à se raviser. Dans le DAF (4e éd., 1762), on peut lire : « Et quand un adjectif de terminaison féminine précède Gens, on met Toutes. Toutes le vieilles gens. » OUF! Remercions le Saint-Esprit d’avoir éclairé nos Immortels!

Faut-il se méfier des vieilles gens soupçonneux  ou des vieilles gens soupçonneuses?

La règle est claire, mais elle ne traite pas de toutes les possibilités que permet la langue. Par exemple, que faire si gens est à la fois suivi et précédé d’un adjectif? Faut-il mettre celui qui précède au féminin et celui qui suit au masculin ou les mettre tous deux du même genre? Et quel genre aurait alors priorité? Euh…

Vaugelas n’avait pas envisagé cette possibilité. Le bon père Bouhours s’en est chargé. Selon lui, rien n’oblige  à mettre ce qui suit gens au même genre que ce qui le précède!  Rien, sauf peut-être le bon sens – mais ça c’est une autre histoire. Il faut donc dire se méfier des vieilles gens soupçonneux. Qu’en est-il quand l’adjectif est attribut ou qu’il y a un participe passé? Il faut tenir le cap : Il y a certaines gens qui sont bien sots, et non pas qui sont bien sottes; Ce sont les meilleures gens que j’aie jamais vus, et non que j’aie jamais vues. Bizarre, direz-vous? Je ne peux qu’être d’accord. N’allez surtout pas vous imaginer que je suis le premier à penser ainsi. Bouhours, celui-là même qui a formulé cette règle, était de cet avis. Pourquoi alors l’avoir fait? Son esprit cartésien semble bien lui avoir joué un bien mauvais tour, cette fois-là. Mais voyez plutôt comment il s’en sort :

Les plus fçavans [savants] dans la Langue croyent qu’il faut dire sots & veûs [vus] au masculin, par la raison que le mot de gens veut toûjours le masculin aprés soi. C’est une bizarrerie étrange qu’un mot soit masculin & feminin dans la mesme phrase; mais ce sont des sortes d’irrégularitez qui font en partie la beauté des Langues.

Vous me permettrez de ne pas être d’accord avec le père Bouhours, aussi jésuite soit-il, sur la notion de beauté. Un petit malin m’a même déjà dit qu’il devait en avoir fumé du bon (2) pour avoir écrit cela! Il n’avait peut-être pas tort, mais, à la défense de Bouhours, il faut bien reconnaître que ce malin commettait, sans le savoir, un parachronisme.

Qu’on soit d’accord ou pas avec cette particularité, elle fait loi. Et son application réserve encore des surprises. La première concerne le genre des pronoms qui remplacent le mot gens. Voici deux phrases, écrites par un académicien, F.-U. Domergue (1745-1810), et une troisième empruntée à J. Hanse, qui illustrent très bien mon propos :

  1. L’homme sage évite de se familiariser avec les petites gens, parce qu’ils en abusent.
  2. Certaines gens étudient toute leur vie; à la mort ils ont tout appris, excepté à penser.
  3. Qu’est-ce qu’ils diraient, toutes ces bonnes gens?

Comment un pronom peut-il être masculin quand il a pour antécédent un nom féminin? La grammaire nous dit pourtant (Grevisse # 1034) que le pronom s’accorde en genre et en nombre avec le nom représenté. N’est-ce pas une « bizarrerie étrange », pour employer les mots de Bouhours! Que tous les grammairiens répètent. Qu’aucun n’ose contester.

La seconde surprise concerne le genre des adjectifs attributs (même antéposés) ou des participes qui sont antéposés par simple effet d’inversion :

  1. Instruits par l’expérience, les vieilles gens sont soupçonneux (Acad.).
  2. Heureux les vieilles gens qui savent se contenter de peu.
  3. Mieux compris, ces fanfaronnes gens auraient sans doute une attitude moins agressive.

Si vous aviez mis les mots en gras au féminin, vous passeriez pour quelqu’un qui ne connaît pas sa grammaire! Constat plutôt vexant, vous ne trouvez pas?

De brillantes gens / De brillants gens de lettre

On a aussi décrété que, si gens est suivi d’un complément désignant un état, une profession, une qualité, il est toujours masculin et, par conséquent, que les adjectifs qui le précèdent ne pourront jamais être mis au féminin. C’est ainsi qu’il faut dire : Vous fréquentez de brillants gens de lettres, mais Vous fréquentez de brillantes gens, passionnés par les lettres ! Il ne faut surtout pas se demander pourquoi. C’est ainsi et ce n’est pas discutable… Cela ne choque-t-il pas votre oreille? Cela choque la mienne. Mais ce n’est que MON oreille et non celle d’un régent de la langue.

Conclusion :

Force est de reconnaître que la règle moderne (celle de Vaugelas, améliorée (!!) par la suite) aboutit à des « discordances regrettables », du genre :

  1. Ce sont de fines gens, autrement dit ces gens-là sont bien fins.
  2. Il s’approcha du banc, où il avait vu assis deux vieilles gens.
  3. Il n’y a que les petites gens qui se sentent obligés de travailler pour gagner leur croûte.
  4.  Vous fréquentez de brillantes gens. Certains d’entre eux sont de brillants gens de lettres; d’autres, d’ennuyeux gens de loi. Chose certaine, ces gens sont tous de bonnes gens, de vrais gens d’honneur.
  5. Quelles gens avez-vous rencontrés à cette occasion? Seulement de vieilles gens qui sont arrivés à l’heure dite.

C’est ainsi qu’il faut s’exprimer si l’on se fait un point d’honneur de maîtriser toutes les subtilités – le terme est un peu faible – de la langue française. Pourquoi conserver à tout prix ces bizarreries, direz-vous? La question devrait plutôt être : qui, parmi les grammairiens, serait prêt à les renier? Comme le dit si bien Hanse :

Il serait si simple que l’Académie et les écrivains acceptent de considérer que gens, même lorsqu’il a un complément dans des expressions comme gens de robe, gens d’honneur, est toujours féminin et que tous les adjectifs, participes et pronoms qui se rapportent à ce mot se mettent au féminin. En attendant, il faut suivre la règle, si déconcertante qu’elle soit, et écrire…

Ce souhait, je l’ai trouvé dans son Nouveau Dictionnaire des difficultés du français moderne, publié en 1983. Voilà donc de cela près de 30 ans. À la limite, je dirais que c’est un vœu pieux, c’est-à-dire sans espoir de réalisation, car compter sur l’Académie pour faire bouger la langue, c’est, à mon sens, ne pas miser sur le bon cheval. Est-ce plus sûr de compter sur les bons écrivains? J’en doute, car les grammairiens [voir Goosse, # 490, b) 1°] ne font souvent que noter l’écart à la règle que se permettent ces braves gens.

Maurice Rouleau

(1) Voir (http://www.btb.gc.ca/btb.php?lang=fra&cont=1581) «  Imbécile /  –  Tu n’en connais pas l’étymologie / – Oui, mais… »

(2)  : Fumer du bon (sous-entendu : du bon pot) : expression courante au Québec. POT serait un anglicisme, car on ne le trouve que dans les dictionnaires anglais! Serait le produit de la troncation du mot espagnol (du Mexique) potiguaya. Les linguistes donnent le nom d’apocope à ce type de troncation.

P.-S. –  Dans le prochain billet, je tenterai de répondre à la question suivante : Si l’on refait un geste, le fait-on à nouveau ou de nouveau?

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2 commentaires pour Participe passé (3) + gens

  1. Jean-Sylvain Dubé dit :

    D’emblée, je vous remercie pour ce nouvel article. Encore une fois hallucinant! Je me permets de vous signaler que dans la 4e édition du Nouveau dictionnaire des difficultés du français moderne (2000), MM. Hanse et Blampain proposent de « remplacer « gens » par « hommes », « personnes » » (p. 275). Tant qu’à y être, pourquoi ne pas supprimer le mot « gens » des dictionnaires? Voilà! La solution était pourtant si simple.

    Merci, M. Rouleau!

    • rouleaum dit :

      Merci beaucoup de cette précision. Et surtout de cette suggestion. Souhaitons que les lecteurs en prennent bonne note s’ils ne veulent pas risquer de se faire corriger par un réviseur, superspécialisé en bizarreries.

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