Second vs Deuxième (1 de 2)

 

La SECONDE ou la DEUXIÈME Guerre mondiale?

–  1 –

J’ai appris, au début de mes études en traduction, que second et deuxième n’étaient pas interchangeables, qu’ils entretenaient une légère différence de sens, différence qui jusque-là m’avait échappé. Les deux adjectifs signifiaient certes « qui suit le premier », mais la différence tenait, apparemment, au nombre d’éléments dans l’énumération. S’il y en avait plus de deux, il fallait dire deuxième; s’il n’y en avait que deux, il fallait dire second. En étudiant docile que j’étais, je me suis fait un devoir de ne plus pécher, de ne plus utiliser indifféremment ces deux adjectifs.

Mon professeur serait certainement content de son étudiant, car, encore aujourd’hui, j’ai en mémoire cette distinction qu’il m’a apprise. Ce qu’il ignore toutefois c’est que ma foi n’est plus ce qu’elle était, inébranlable. Je ne crois plus aussi facilement ce que les autorités me disent, fussent-elles des professeurs, voire même des dictionnaires. Entre alors et aujourd’hui,  il a coulé beaucoup d’eau sous les ponts.

J’ignorais à l’époque cette distinction. C’est vrai. Pour la connaître, il m’aurait fallu consulter mon dictionnaire. Mais pourquoi l’aurais-je fait? Je connaissais le sens de second et j’en connaissais l’orthographe. Ceci excusait cela. Oui, mais n’aurait-on pas pu me l’apprendre avant que je m’inscrive en traduction? Certes, mais… « La plus belle fille du monde ne peut donner que ce qu’elle a ». Mes professeurs de l’époque devaient sans doute l’ignorer; dans le cas contraire, ils se seraient fait un point d’honneur d’exhiber leur supériorité.

Une fois en exercice, d’abord comme traducteur, puis réviseur et finalement professeur, je me suis fait un devoir de perpétuer cette distinction. Je me suis fait le porte-voix  de l’enseignement reçu, avec la béatitude du croyant, de celui qui ne se pose pas de questions, car s’en poser est très dérangeant. Et pour l’étudiant, qui ne sait plus alors à qui se fier, et pour le professeur, qui se voit mettre au défi de justifier son dire.

Un jour, un étudiant me demande s’il faut dire la Seconde ou la Deuxième Guerre mondiale. J’avais, tout comme lui, vu et entendu les deux formulations. Sans toutefois m’en offusquer ni me poser de question. Lui, s’en posait une et me la relayait. Il voulait l’opinion d’un « maître »! Fort de mes connaissances en la matière, je lui réponds doctement : « Tout dépend de la confiance que vous avez dans les dirigeants de ce monde. Si vous êtes optimiste, vous direz la Seconde Guerre mondiale (vous n’en prévoyez pas une troisième); si vous êtes pessimiste, vous direz la Deuxième Guerre mondiale. » L’étudiant a semblé satisfait. À mon grand soulagement, d’ailleurs. J’avais sauvé la face. J’aurais pu également lui répondre : « Tout dépend du dictionnaire que vous consultez », mais, à l’époque, j’ignorais, et peut-être l’ignorez-vous aussi, que le Petit Robert est pessimiste (1) , et le Larousse en ligne, lui, optimiste!

Cette question de l’étudiant aurait dû allumer ma curiosité. Mais à la fin des années 80, j’étais encore croyant. Le Grand Robert parlait, j’écoutais. Et ce qu’il disait, c’était :

Second n’étant pas étymologiquement un numéral, l’usage le préfère à deuxième lorsque l’idée de réitération prime celle de rang ou que deux objets seulement sont considérés (ex. : Second Empire, mais Deuxième République).

Les deux exemples donnés étaient fort convaincants. En effet, il n’y a jamais eu de Troisième Empire (donc second s’impose!); il y a eu une Troisième République (donc il faut utiliser deuxième). Quel beau sophisme! En effet, comment pouvait-on savoir à l’époque qu’il n’y aurait pas de troisième empire, mais qu’il y aurait une troisième république? Ces exemples n’illustrent absolument pas la distinction que l’on veut imposer. C’est du raisonnement a posteriori. Je pense, mais je n’irais pas le crier sur tous les toits, que le Robert m’a induit en erreur. Sans le vouloir, cela va sans dire. Et mes professeurs de traduction ont tout simplement pris la relève. Et moi, par la suite.

D’où vient donc cette distinction que fait le Robert? – Il ne s’est appelé le Grand Robert qu’à la publication du Petit Robert, en 1967. –  En 1950, dans l’introduction du premier volume de son dictionnaire, Paul Robert écrit :

Un dictionnaire doit toujours beaucoup à ceux qui l’ont précédé […] Faute de les citer tous je mentionnerai ceux auxquels je dois le plus.

Ce sont : pour l’étymologie […] ; pour la nomenclature, de classement des sens les définitions, les dictionnaires généraux de Littré, de Hatzfeld et Darmesteter, de Larousse, et plus particulièrement, la huitième édition du Dictionnaire de l’Académie française (DAF), […] »  (C’est moi qui souligne, au propre comme au figuré.)

Voyons ce que disent ces ouvrages à propos de second et de deuxième.

   Le DAF (8e éd., 1935), celui qui a été plus particulièrement utilisé?

Dans cet ouvrage, il n’est nulle part fait mention de cette distinction entre deuxième et second. À preuve, dans cette édition, comme dans toutes les précédentes, lundi est défini comme le second jour de la semaine; février, le second mois de l’année. Ce n’est donc pas de là qu’en 1950 le Robert s’est inspiré. (2)

  Le Larousse?

Le Grand Larousse (1903) ne fait aucune distinction entre deuxième et second. Le Petit Larousse (1905) suit l’exemple de son grand frère.Ce n’est donc pas de là que le Robert s’est inspiré.

  Le Littré?

Dans cet ouvrage, qui date de 1872, on trouve, à second, quelques remarques. La troisième, qui nous intéresse tout particulièrement, se lit comme suit :

Deuxième ne se dit guère (si ce n’est dans les nombres composés : vingt-deuxième, cent-deuxième, etc.) ; c’est second qu’on emploie le plus souvent. En faveur de deuxième, on a prétendu qu’il valait mieux que second, pourvu que le nombre des objets dépassât deux, second terminant une énumération après premier, et deuxième indiquant qu’il sera suivi de troisième, etc. Mais cette raison, tout arbitraire, laisse prévaloir l’usage.

Si effectivement deuxième ne se disait guère à l’époque, il n’y a pas à s’étonner qu’on ait parlé du Second Empire. Cet emploi n’a donc rien à voir avec la distinction que l’on veut nous faire admettre. Ce qui m’intrigue le plus, c’est la deuxième (ou la seconde?) phrase  : « On a prétendu qu’il [deuxième] valait mieux que second » Qui se cache(nt) derrière ce « on »? Mystère. Si Littré utilise le verbe prétendre, i.e « oser donner pour certain », c’est qu’il n’était pas d’accord avec ce que les « on » disaient à ce sujet. D’ailleurs il s’empresse de qualifier cette distinction d’arbitraire. Devant une opinion aussi tranchée, force est de reconnaître que Paul Robert n’a pas « copié » Littré. Et ce dernier termine sa remarque en disant que, malgré tout, c’est l’usage qui prévaudra. Mais c’était compter sans le coup de pouce que le Robert – et tous ceux qui s’en sont inspirés – allait donner à l’usage. Car, tout arbitraire qu’elle soit, cette distinction, le Robert l’a retenue. Et elle s’est retrouvée, tout naturellement, dans le Petit Robert, dès 1967! À l’entrée second.

Robert connaissait à coup sûr la remarque de Littré. Mais, de toute évidence, il ne l’endossait pas. Il lui a plutôt imprimé sa touche personnelle. À moins qu’il ne se soit inspiré d’autres sources non mentionnées.

Compte tenu de ce que Robert a peut-être fait de la remarque de Littré, je me suis demandé si, de son côté, Littré n’avait pas, lui aussi, interprété ce que les auteurs (cachés sous le on a prétendu) avaient effectivement dit de ces deux adjectifs. J’ai donc fait quelques recherches dans des ouvrages parus avant 1872 et susceptibles d’avoir servi de référence à Littré. Notamment dans les dictionnaires de Boiste, de Girault Duvivier, de Landais et de Bescherelle.

◊   Dict. de Pierre Claude Victor Boiste  (2e éd., 1803)

Dans cette édition, nulle part il n’est question de différence d’emploi entre second et deuxième. Pas plus d’ailleurs que dans la 13e éd., parue en 1851, soit un demi-siècle plus tard.

◊  Dict. de Ch. Pierre Girault Duvivier,

Dans la 5e éd. de ce dictionnaire (1822) (1ère éd. parue en 1811), on lit ce qui suit :

Second, Deuxième.   On dit également le premier, le second, le troisième, le quatrième, etc, et le premier, le deuxième, le troisième, le quatrième, etc.

Mais il y a cette difference que le deuxième fait songer nécessairement au troisième, qu’il éveille l’idée d’une série, et que second éveille l’idée d’ordre sans celle de série. On dira donc  d’un ouvrage qui n’a que deux tomes : voici le second tome et non pas le deuxième tome; et de celui qui en a plus de deux, voici le deuxième tome, ou si l’on veut, voici le second tome. » (p. 148)

 La fameuse distinction existait donc déjà en 1822, même si Boiste n’en a jamais fait état, pas même en 1851. Mais il y a une modulation que ne semble pas avoir retenue le Littré : deuxième est aussi bon que second quand il y a plus de deux éléments. Je dis « ne semble pas », car la phrase de Littré n’est pas aussi limpide que celle de Girault Duvivier. En effet, le second (ou deuxième?) membre de sa phrase (second terminant une énumération après premier, et deuxième indiquant qu’il sera suivi de troisième) peut facilement être interprété par un lecteur pressé comme étant la totalité du message. Mais, c’est tenir pour négligeable la première partie de la phrase, qui dit : deuxième « valait mieux que second, pourvu que le nombre des objets dépassât deux ». Le message réel est : on peut utiliser aussi bien second que deuxième, quand il y a plus de deux éléments dans la série. Mais on m’a enseigné que l’on doit utiliser deuxième dans un tel cas. Exactement ce que dit Girault Duvivier : « On dira donc d’un ouvrage qui n’a que deux tomes : voici le second tome et non pas le deuxième tome ».

◊  Dict. de Napoléon Landais     

Dans ce dictionnaire de 1834, on retrouve, aussi bien à second qu’à deuxième, la même remarque que celle du Girault Duvivier, de 1822.

Ce qui étonne, par contre, c’est qu’à la page titre on trouve : Tome deuxième, alors que son ouvrage n’en contient que deux. N’aurait-il fait que repiquer ce que ses prédécesseurs avaient dit à propos de second/deuxième sans que cette façon de faire ne lui fût naturelle? Je ne saurais dire. Mais il ne prêche certes pas par l’exemple. Dans l’édition de 1846, il s’est repris : c’est le Tome second!

◊  Dict. de Louis-Nicolas Bescherelle, dit Bescherelle l’aîné

Dans son Dictionnaire universel de la langue française (Tome I, 4e éd., 1856, p. 973), on peut lire, non pas à l’entrée second – là où le Petit Robert y indique la fameuse distinction –, mais à l’entrée deuxième, exactement ce que disaient le Girault Duvivier et le Landais.  

                Bref, dans la première moitié du XIXe siècle, on s’entendait (« on » désignant ici : Girault Duvivier, Landais et Bescherelle) pour accorder à second un usage étendu (valable quand il y avait deux ou plus de deux éléments) et à deuxième un usage restreint (valable seulement qu’en présence de plus de deux éléments). On peut également dire que Littré reprend à son compte la distinction faite par les grammairiens qui l’ont précédé, mais il la formule de telle façon qu’un lecteur inattentif peut la mésinterpréter.

Et c’est cette mésinterprétation qu’on m’a enseignée, dans les années 1980, celle à laquelle j’ai cru comme tout étudiant de l’époque et celle que, plus tard, j’ai contribué à perpétuer comme professeur. Je serais d’ailleurs surpris de rencontrer un réviseur qui, encore aujourd’hui, ne sauterait pas sur son crayon rouge pour remplacer seconde par deuxième dans : les première, seconde et troisième phases de ce projet.

Pourtant si j’avais consulté mon Bon Usage, cet ouvrage si peu « convivial »…

À SUIVRE

MAURICE ROULEAU

(1)      Il serait plus exact de dire que le Petit Robert est d’humeur changeante. Tantôt optimiste (aux entrées bunker, corvette, décartellisation, deuxième, forteresse, fridolin, frisé, libération, malgré, oflag, partisan, pétrochimie, quarante, résistance, résistant, solution et zazou), tantôt pessimiste (aux entrées chambre, chleuh, deuxième, force, guerre,  J, juste, mondial, mur et orgue).

(2)    Dans le DAF (9e éd., 1935), lundi et février sont devenus les deuxièmes (jour et  mois). Ne tirez pas de conclusion trop rapidement, car l’Académie, sur son site « Questions de langue » , nous dit :

L’unique différence d’emploi effective entre deuxième et second est que second appartient aujourd’hui à la langue soignée, et que seul deuxième entre dans la formation des ordinaux complexes (vingt-deuxième, etc.).

L’Académie aurait donc décidé en 1935 de ne pas  utiliser une langue soignée pour définir ces deux mots!

PROCHAIN BILLET

J’expliquerai pourquoi on m’a appris à faire une distinction entre second et deuxième. Je démontrerai également pourquoi on n’aurait pas dû me forcer à apprendre cette distinction, qui n’a pas sa raison d’être.

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3 commentaires pour Second vs Deuxième (1 de 2)

  1. GT dit :

    Je vous remercie pour votre site que je découvre. Une éventuelle correction:  » Compte tenu de ce que Robert a peut-être fait de la remarque de Littré, je me suis demandé si, de son côté, Littré n’avait pas, lui aussi, interprété ce que les auteurs (cachés sous le on a prétendu) avait effectivement dit de ces deux adjectifs ». La correction: Les auteurs … avait… ou avaient ?
    D’autre part, comment expliquer l’orthographe de tout dans cette phrase:  » Mais cette raison, tout arbitraire, laisse prévaloir l’usage. » (j’aurais écrit toute et non tout).

    • rouleaum dit :

      Je vous remercie de me signaler la faute que j’ai commise en écrivant « avait ». Je fais sur-le-champ la correction et y mets « avaient ».

      Pour ce qui est de tout arbitraire, là je dois vous avouer que j’ai la grammaire avec moi. On retrouve la même information dans le Nouveau Petit Robert :
      « Tout est variable en genre et en nombre devant les adj. fém. commençant par une consonne ou par un h aspiré : Toute belle; portes qui s’ouvrent toutes grandes; elle est toute honteuse. »

      Comme l’adjectif autoritaire ne répond pas à cette exigence, il faut écrire : tout arbitraire.

      Voilà, une autre aberration de la langue française. Certains, dont je ne suis pas, trouvent que ce sont précisément ces aberrations qui font la beauté de la langue. Chacun a droit à son opinion…

      Il faut donc dire : elle était toute surprise, mais elle était tout attristée ou tout heureuse (ici le h est muet.

      • GT dit :

        merci pour ces précisions, c’est un vrai plaisir d’avoir des explications aussi claires et aussi bien documentées 🙂

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